Kitabı oku: «La parole empêchée», sayfa 15
2. Perquisition ! Carnets intimes
Latifa ZayyatZayyat (Latifa) est née en 1923 à Damiette, dans le delta du Nil. Dès son très jeune âge, elle a milité contre l’occupation anglaise. À vingt-six ans, elle a connu pour la première fois la prisonprison à cause de son engagement politique contre le roi d’Égypte et la colonisation. Zayyat a été professeure de littérature anglaise à l’Université d’Aïn Shams au Caire et elle a publié plusieurs ouvrages dont le premier, Al-bab al-maftouh (La porte ouverte), a été édité en 1960.
Le titre de son autobiographieautobiographie, Perquisition ! s’inspire de la fouille réelle à laquelle ZayyatZayyat (Latifa) a dû se soumettre à la prisonprison de Kanater1, en 1981. Ce récit se situe sur deux plans : celui de la réalité, avec une perquisition telle qu’elle est pratiquée dans les prisons, et celui de l’intériorité. Dans le texte de Latifa Zayyat, comme chez Aïcha AboulAboul Nour (Aïcha) Nour, la tension entre les femmes et la normenorme sociale s’incarne dans l’opposition entre les protagonistes féminines et les figures représentant les normes sociales.
L’auteure (1923–1996), une des figures de proue de la gauche égyptienne, nous introduit dans le destin intimeintime d’une femme qui se heurte à un pouvoir doublement patriarcal, mais se construit aussi face à lui : le pouvoir d’une sociétésociété où l’homme occupe la place centrale, et celui d’un régime politique totalitaire établi sur une figure autocratique. En se lançant à corps perdu dans l’engagement politique afin de défendre son pays « contre toutes les injustices du monde » (P, 42), elle devient ainsi, à vingt ans, porte-drapeau du Comité national des étudiants et des ouvriers, puis elle s’impose comme une intellectuelle de premier plan. Mais comment travailler à la transformation politique dans les rangs du Parti communiste égyptien et des forces de gauche, sans s’attaquer au système patriarcalpatriarcat rigide qui pèse sur la vie intimeintime ? Et comment devenir pleinement adulte quand sa féminité est refouléerefoulement à l’adolescence mais exaltée, dans la vie conjugale, par un mari dont la jalousie et le machisme réduisent à peu de chose la personnalité ?
Comme toute femme égyptienne, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) doit se conformer aux volontés de sa famillefamille, soumise elle-même à une autorité paternelle très forte : « l’autorité est tombée, sur la terre comme au ciel, et avec elle le besoin de s’anéantir, d’amour ou de terreurterreur, dans l’étreinte du père […] » (P, 27). Ce système patriarcal injuste prend tout le monde, les femmes comprises, dans les rets d’une traditiontradition séculaire, et les rend prisonnièresprison de structures mentales extrêmement rigides et de lois contraignantes. Selon Latifa Zayyat, ce sont les mères qui éduquent mal leurs filles en leur apprenant à obéir à leurs époux, ce sont elles qui les excisent, afin qu’elles restent pures pour leur mari et n’aient pas la tentationtentation de le tromper. À cet égard, l’auteure vit une expérience inoubliable, qu’elle raconte à l’âge de soixante-dix ans, dans un livre qui lui est consacré par des intellectuels arabes, Latifa Zayyat la littérature et la patrie2. Dans un chapitre où elle évoque sa vie personnelle et sa relation avec sa mère, elle affirme que la première leçon qu’elle a reçue d’elle, fut de baisser la voix, de s’anéantir devant l’autre, devant l’homme :
Ma mère m’a appris à ne rien faire, à ne rien dire. Je ne dois jamais avouer ce que je ressens, je ne dois jamais cricrier, elle m’a souvent empêchée de parler, elle a souvent félicité ma passivité, m’a appris comment sourire, comment me replier sur moi-même, a souvent encerclé ma colère, la considérant comme une mauvaise chose. Elle m’a domptée […]. Elle m’a appris que l’amour est un don, m’a appris comment je dois me supprimersuppression moi-même devant mon amoureux, pour être… ou plutôt pour ne pas être3.
Dans Perquisition ! Carnets intimes, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) revient sur l’obligation d’étouffer sa voix, mais cette fois-ci dans un cadre politique. Elle avait onze ans lorsqu’elle a vu de jeunes manifestants tomber sous les balles de policiers anglais. Elle n’a pu alors descendre dans la rue pour les défendre:
Là, immédiatement, se joue mon avenir : je viens à l’engagement nationaliste par la voie la plus dure et la plus violenteviolence, une voie où le moindre recul m’accable, me culpabilise. Qu’on étouffe ma voix m’est insupportable ; je suis guidée par un vœu invisible : continuer à pouvoir dire non à toutes les injustices du monde (P, 42).
Si Latifa ZayyatZayyat (Latifa) lutte pour l’indépendance politique, elle défend surtout les droits de la femme et la justicejustice sociale. Son écriture est marquée, dans ce livre, par une violenceviolence qui reflète son désir de dénoncer l’inégalité. Elle se bat contre le rôle assigné traditiontraditionnellement à la femme, dominée au sein du couple et de la famillefamille, et plus largement contre l’imageimage que la sociétésociété égyptienne tout entière se fait de la femme. Son combat se situe donc sur deux fronts : le front politique et le front psychologiquepsychologie, car sa bataille personnelle est intimement liée à la lutte qu’elle mène pour son peuple.
Sur le plan politique, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) décide de ne jamais baisser la voix pour raconter les injustices qui existent dans son pays. Au moment même où elle a vu les jeunes manifestants tomber dans la rue, « l’enfant est devenue fillette, elle a découvert le mal dans son incarnation étatique. L’enfant qui trouvait refuge contre les maux du monde dans les bras de sa mère n’est plus » (P, 44). Plus tard, en 1946, elle devient, comme elle le dit elle-même, « la joie brutale, et la force active et débordante », en s’associant aux jeunes manifestants, « un océan de jeunes gens [qui] chantchante en chœur sur le pont Abbas, et [dont le] grondement secoue l’ancien colonialisme, et le nouveau qui attend son heure, et les régimes à sa solde » (P, 44).
Mais, sur le plan personnel, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) a-t-elle réagi de la même façon ? A-t-elle cricrié à haute voix pour proclamer son existence comme être indépendant, dire sa liberté et réclamer son émancipation ? Après l’évocation de la décision prise de s’engager aux côtés des jeunes réclamant la fin de l’occupation anglaise et après la mise en scène glorieuse d’une jeune fille s’exprimant haut et fort et chantchantant la liberté de son pays avec ses compatriotes, Latifa Zayyat fait retour sur un autre type de souvenirsouvenir, plus intimeintime, celui de son divorce. Le chapitre consacré à cet événement a pour titre la date de 1967. Cette date, que tous les Égyptiens connaissent très bien, est la date de la défaite des troupes égyptiennes face aux Israéliens et celle de la perte de la partie nord-est du pays, le Sinaï, tombé dans les mains des ennemis. Cette année résume, en quelque sorte, le sentiment lourd et accablant d’une défaite moralemorale qui plane sur tout le pays. Dès qu’on lit 1967 en tête du chapitre, on s’attend à ce que l’auteure, cette guerrièreguerre féroce, cette manifestante, parle de ce tristetristesse fait politique. Or, ce n’est pas ce qui a lieu car l’événement est seulement évoqué à la fin du chapitre tandis qu’au début, Latifa Zayyat parle de sa vie personnelle, de son échec conjugal et de son divorce. Le chapitre commence ainsi :
C’était un jour de juin 1965. Mon frère et le mazoun4 étaient assis dans la pièce voisine. Dans une ultime tentative pour me dissuader de mener à son terme la procédure de divorce, mon mari fit demi-tour sur son fauteuil tournant pour me faire face et me dit : – Mais c’est moi qui t’ai faite (P, 45).
Cette phrase très humiliante et très dévalorisante sera répétéerépétition maintes fois dans la scène de divorce. Elle devient l’épée que le mari brandit pour se défendre contre cette femme forte, bien déterminée à parvenir à son but. La parole de l’homme s’avère, à cet égard, l’ultime évidence de sa faiblesse, de sa défaite et de son incapacité à se tenir droit, à exercer son pouvoir viril devant cette femme qui n’est plus la femme égyptienne ordinaire, paisiblement soumise aux pouvoirs et à la force écrasante du mari.
Face à son époux, Latifa a décidé de ne pas hausser le ton pour aller jusqu’au bout de sa démarche (P, 45). Son silence inouï, impressionnant, devient sa force et son moyen de dire violemmentviolence non. Mais la décision de se taire n’est pas subite, elle n’est pas prise sur le coup. Latifa est passée par des phases de réflexion et des résolutions qui l’ont conduite à tout tenter, l’impossibleimpossibilité même, pour mener à bien sa décision :
Je réfléchis avant de répondre. Hausser le ton risquait de compromettre mon entreprise. Ma décision de me séparer de lui avait cinq ans, mais la force de l’exécuter n’avait guère qu’un mois. Un mois à préparer l’entrevue du divorce, par la prière et la douceur, par l’entremise des parents, des proches et des amis, par la menacemenacer. Je ne haussai pas le ton, mais je ne reculai pas non plus. Reculer m’était impossible depuis que j’avais recouvré une partie de ma force d’agir (P, 47).
Elle a tout simplement compris sa situation lorsqu’elle a saisi que ce n’était pas son mari qui faisait son bonheur. Elle s’est alors guérie de l’illusion qu’elle dépendait de lui et s’est ainsi progressivement libérée (P, 46). Sa décision n’émane que d’elle car elle a effectué tout un parcours, elle s’est lancée dans une entreprise faite de modifications, d’étapes transitoires fondées sur les fausses croyances d’un bonheur factice, mais aussi de réflexions profondes et longuement mûries sur sa situation de femme dans un couple malheureux. Et, quand elle s’est rendu compte que tout dépendait d’elle et que lui ne comptait pour rien, qu’il n’avait aucun rôle dans sa vie, son bonheur ou même son malheur, elle a pu arriver au terme de cette épreuve. Elle est devenue alors consciente d’elle-même et c’est là qu’elle a pu prendre la résolution d’aller jusqu’au bout pour réaliser son rêve de liberté.
Quand on lui a posé la question de savoir ce qui avait changé dans son mari pour la mener à une telle décision, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) a répondu :
Rien n’avait changé, le neuf était pareil au vieux ; rien ne change lorsque la feuille tombe de l’arbre à l’automne sans saignement, sans douleurdouleur ni remords. La feuille était tombée plus de cinq ans auparavant. Rien n’avait changé dans mon mari, le neuf était pareil au vieux, c’est moi qui avais changé (P, 47).
Dans cette scène, le « moi » prononcé à haute voix par l’homme, ce « moi » qui est le signe de la faiblesse et de la lâcheté, est confronté à un autre « moi », celui de la femme, un « moi » intérieur qui tente de comprendre, d’analyser et de se défendre, de chercher au fond de lui-même sa force et son pouvoir, tout ce que le « moi » de l’homme essaie de lui ôter avec violenceviolence :
En même temps, j’étais intérieurement une femme détruite au-delà de toute mesure, mais personne d’autre que moi ne connaissait une seule des dimensions de ce désastre intérieur ; c’était le secretsecret que j’avais dissimulé à tout le monde, y compris un temps à moi-même, et dont j’avais ensuite ressassé l’amertume sans avoir la force de changer les choses (P, 46).
Ce n’est pas de lui, mais c’est d’elle, de son « moi » que dépendent les choses : « j’étais l’auteur de mes bonheurs et de mes malheurs, et lui n’avait rien fait » (P, 46).
Son monologue intérieur est souvent interrompu par le refrain de son mari, « – Mais c’est moi qui t’ai faite ». L’interditinterdiction proféré par le mari se heurte à une réaction silencieuse de soumission première, de résignation qu’elle trouve, à ce moment-là, à ce stade-là, embarrassante, insupportable et répugnante (P, 47). Dans cette scène, l’inquiétude du mari et sa stupéfaction devant le silence sont soulignées. Quant à elle, elle dit désormais « non » par son silence, en réponse à la parole de son mari et à ses mots stériles : ce « non » prononcé bien fort, qui n’est pas destiné à son époux car il n’occupe aucune place dans sa bataille, est destiné à elle-même, à sa propre faiblesse et à son impuissance :
Ce n’était pas lui, mais moi qui agissais ; j’étais désormais en mesure de dire « Non, ça suffit », et de ne pas enterrer ces mots dans un sommeil de mortmort. J’avais les moyens d’agir, de lutter pour sortir de la mauvaise trajectoire jusqu’à ce que disparaisse complètement le besoin de dire un « non » stérile, qui ne se traduit pas en acte ou un « ça suffit » amer ressassé dans le silence, l’impuissance et la haine de soi (P, 47).
La tâche n’était guère aisée et il y a eu tout un travail que cette femme a tenté d’accomplir sur elle-même depuis des mois, voire des années : elle se fouettait très violemment pour y parvenir, nous dit l’auteure, et son dos « en portait encore les marques » (P, 47). Elle subit une forte métamorphose, et cela est irréversible (P, 49). Elle va à contre-sens, elle brise « les règles qui prévalaient dans de nombreuses relations conjugales » (P, 49), elle mène sa bataille tout en gardant le silence (P, 49).
C’est au terme du récit de son divorce que l’héroïne livre à tous la raison apparente de sa décision : son mari l’a trahie. Mais, est-ce la vraie raison de sa révolte et de son refus de sa vie de couple ? En réalité, elle défend son existence car c’est son être même qui est en jeu :
La tromperie conjugale n’était pas, ou peut-être n’était plus mon souci. C’était mon existence même qui était en jeu, qui tenait à un nouveau départ où tout lien entre mon mariage et moi serait rompu, et dont il ne resterait plus rien (P, 49).
Dans son texte autobiographique, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) convie ainsi le lecteur à la suivre au gré d’un parcours semé d’échecs et de compromissions, dans « ce long ballottement passé à [se] perdre et à [se] retrouver, à perdre et à retrouver [sa] voix » (P, 84). Elle le confronte à différentes représentations de l’écriture ou de la parole et le met d’emblée en garde vis-à-vis de leur pouvoir. Radwa Achour, amie de l’écrivaine, souligne le caractère audacieux de cette écriture autobiographique :
Elle était audacieuse au point d’être vraiment sévère avec elle-même, car elle s’est jugéejugement. Je trouve que dans la perception communément admise sur les œuvres féminines, on illustre l’audace féminine par le fait d’amener le lecteur dans les chambres à coucher ou de montrer la femme en sous-vêtements, etc. […]. Dans le cas de Latifa Al-ZayyatZayyat (Latifa), je trouve qu’elle est plus courageuse en s’obligeant à aborder des sujets qui sont doulourdouleureux pour elle5.
Pour conclure, il faut dire que le silence, dans les deux textes, apparaît comme une absenceabsence de communication verbale, une rupture du discours entre non pas deux interlocuteurs, mais plutôt deux adversaires. Le dialogue entre l’homme et la femme n’a pas eu lieu et il cède la place, surtout chez Latifa ZayyatZayyat (Latifa), à un monologue intérieur qui met en lumière le conflitconflit vécu par l’héroïne, mais l’aide à se construire, à avancer et à rester ferme dans son choix. Si la parole du mari intimideintimider la femme, la rabaisse, c’est grâce à ce monologue qu’elle se revalorise et parvient à son but.
Dans La Rebelle d’Aïcha AboulAboul Nour (Aïcha)-Nour et dans Perquisition ! Carnets intimes de Latifa ZayyatZayyat (Latifa), l’originalité réside, me semble-t-il, dans ce silence absolu qui devient un instrument pour lutter contre un système patriarcalpatriarcat stérile pesant sur la sociétésociété. Les deux femmes ont dit « non », par leur action et non par leur voix. Chacune d’elles s’est acharnée non contre « l’autre », à savoir l’homme qui l’a longtemps enfermée dans une cage, une chambre, une institution sociale que l’on appelle « mariage », mais contre elle-même. Si elles ne parlent pas, ne disent rien à leurs « hommes », en revanche, elles cricrient très fort à l’intérieur d’elles-mêmes, se révoltant pour défier leur propre faiblesse.
Écrire pour Latifa ZayyatZayyat (Latifa), Aïcha AboulAboul Nour (Aïcha)-Nour ou d’autres écrivaines égyptiennes est un moyen de recréer leur être tout autant que la sociétésociété à laquelle elles appartiennent. La singularité des deux œuvres tient à ce que leurs auteures ont le courage de dénoncer la vision machiste et patriarcalepatriarcat de la condition féminineféminisme. Chacune évoque ses déchirures et ses secretsecrets intimeintimes dans un milieu fermé à de telles révélations.
Ces auteures ont acquis une forme de liberté. L’écriture devient pour elles le moyen de s’émanciper et de proclamer leur foi dans ce en quoi elles croient, soit la résistancerésistance à toutes les formes d’oppression, qu’il s’agisse de l’oppression du moi féminin par l’homme, comme dans La Rebelle, ou de l’oppression sociale et politique comme dans Perquisition ! L’écriture devient ainsi la voix même du silence.
Mutisme et bégaiementbégaiement chez Erri De LucaDe Luca (Erri) dans Une fois, un jour
Geneviève Dubois (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)
Je suis médecin phoniatreautobiographie. Ma spécialité est de soigner les personnes dont la parole est…, justement, « empêchée », pour des raisons d’ordre physiologique, psychologiquepsychologie ou organique. Mais qu’ils soient sourds, muetmuets, aphasiquesaphasie, dysphasiques, dyslexiques, dysphoniques, aphones ou bègues, qu’ils soient enfants ou adultes, la dimension de symptôme, de souffrancesouffrance psychique affleure presque toujours dans leur troubletrouble de la communication. Parmi eux, je dois dire que je me suis particulièrement investie dans le traitement des personnes bègues qui m’ont toujours passionnée.
J’ai choisi d’étudier le cas d’un écrivain qui, dans sa jeunesse, fut atteint de mutismemutisme et de bégaiementbégaiement, et qui décrit remarquablement ce troubletrouble sévère dans le style dense et poétique qui le caractérise. Il s’agit d’Erri De LucaDe Luca (Erri), auteur italien né en 1950, qui obtint notamment le Prix Femina Étrangers en 2002 pour Montedidio et un prix européen de Littérature en 2013. Son ouvrage Une fois, un jour ou Pas ici, pas maintenant, paru en 1989 en Italie sous le titre Non ora, non qui, a été édité chez Verdier puis Gallimard1.
Erri était un enfant d’une famillefamille bourgeoise désargentée qui avait dû s’installer dans les bas quartiers de Naples après la guerreguerre. La fenêtre de leur ruelle était obstruée par les étendages de draps fraîchement lavés qui claquaient au vent, dans une odeur d’eau de Javel et de poisson mêlés, tandis que les habitants du quartier s’interpellaient en cricriant d’un étage à l’autre.
La famillefamille d’Erri, elle, ne fréquentait pas ce milieu populaire, et d’ailleurs ne parlait pas le napolitain. « Nos parents se défendaient de la pauvreté et du milieu avec l’italien »2. C’était une famille réservée, distante. Le silence régnait dans l’appartement exigu où ils vivaient comme en exil. Erri était contraint au silence. Il se contraignait au silence. Déjà, on le voit, le langage ordinaire était pointé du doigt.
Mais c’était un enfant « casseur » : quand on lui offrait un objet, il ne le sentait vraiment sien qu’après l’avoir brisé, cassé. Sa mère ne le giflait pas, ne le rouait pas de coups, comme cela se faisait dans le voisinage, mais elle le grondait vivement, ce qui avait pour effet de déclencher une violenteviolence culpabilitéculpabilité. Aussi Erri écrit-il, comme Roland BarthesBarthes (Roland)3 : « je ne veux pas des mots ». Aux mots il ne pouvait répondre car ceux-ci se clouaient dans sa bouche ; la voix de sa mère « gouvernait [s]on souffle, capable de le suspendre au plus léger haussement de ton »4.
Qui était donc responsable de ce bégaiementbégaiement ?
C’est la fautefaute de l’Ange, écrit-il, vous savez, l’Ange qui touche les lèvres d’IsaïeBible, de Jérémie, de ceux qui deviendront prophètes. À Naples, on dit qu’un Ange frappe la bouche des enfants à l’heure de leur naissance.
Il avait dû me donner un coup un peu plus fort, voilà pourquoi je bégayais ; c’était la version de légende qu’on me racontait. Dans mes nuits d’enfant, un ange venait souvent frapper à ma bouche, mais moi je ne parvenais pas à l’ouvrir pour lui souhaiter la bienvenue. Au bout d’un moment il s’en allait et dans le noir restaient ses plumes et mes larmes.5
On est tenté de penser ici à MallarméMallarmé (Stéphane), ce poète semblable aux ailes du cygne pris dans
Ce lac dur oublioublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !6
… Un Ange passe… silence…a-t-on coutume de dire !
Le livre Une fois, un jour est en fait écrit comme une lettre à sa mère, à un moment où il pense qu’il va mourirmort. Sa mère ne le sait pas, mais lui se voit aux portes de la mort et il lui ouvre son cœur. Le prétexte de l’ouvrage est la redécouverte d’une vieille photo, prise par le père, où la mère encore jeune, regarde un autocar, regarde à travers la vitre d’un autocar un homme qui va mourir. Elle ne le sait pas, mais cet homme, c’est lui, son fils.
La vitre est peut-être le thème central de son bégaiementbégaiement : la vitre sépare, celle qui sépare le bébé de sa mère à la maternité, celle de l’autocar qui sépare l’homme mourant de sa mère, celle qui sépare de la vraie vie. Elle est le symbolesymbole de la séparation, elle crée une illusion de proximité dans sa transparence, elle est source de souffrancesouffrance récurrente pour Erri. Ne peut-on pas évoquer ici aussi MallarméMallarmé (Stéphane) s’accrochant « à toutes les croisées D’où l’on tourne le dos à la vie »7 ? S’il n’y avait la vitre, il y aurait le contact, la fusion. La vitre, comme les mots, crée une séparation : entre une mère et son fils, bien peu de mots sont nécessaires, écrit-il en substance8. Plus tard, dans son livre Au nom de la mère, il traduira ce besoin fusionnel en faisant dire à Marie, au moment de la naissance de Jésus :
Il n’est Qu’à Moi, il n’est Qu’à Moi,
son nom cette nuit n’est Qu’à Moi,
Il n’est Qu’à Moi, il n’est Qu’à Moi […].9
Peu de mots, en effet !
Depuis Lacan, on sait combien la présence d’un tiers, du tiers séparateur, entre la mère et l’enfant, est fondatrice dans l’accession à la parole et à sa propre identitéidentité. C’est ce que Lacan a appelé le « nom du père », et que l’on désigne souvent maintenant sous le terme de tiercéité : le tiers nécessaire à l’accès au symboliquesymbole.
Le père réel d’Erri existe, mais Erri le décrit comme distant, lointain. C’est un père qui prend des photos, qu’Erri choisit de décrire à travers son objectif photographique. Et, précisément, il choisit d’articuler son livre, cette lettre à sa mère, autour d’une photophotographie prise par le père.
L’œil du père, c’est l’objectif, ce qui nous rappelle bien sûr Victor Hugo : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn… ». Cet œil l’épie, épingle le coupableculpabilité comme on le ferait d’un papillon et immobilise sa parole.
Le « nom du père », au sens propre, Erri ne peut le prononcer. Ce nom se coince dans sa gorge, écrit-il, il ne se sent pas le descendant de cette lignée paternelle : il n’habite pas ce nom qui lui est comme étrangerétranger. L’œil du père, porteur de culpabilitéculpabilité, et le nom du père, inaccessible, paralysent, disloquent Erri qui se sent « l’échoécho dilapidé d’un père trop lointain »10, pour jouer son rôle de père et qu’il appelle souvent « cet homme », alors qu’il tutoie sa mère et lui adresse son livre. Un père trop lointain pour jouer son rôle de père.
Pourtant, il aime cet homme, il lui ressemble par certains côtés, passionné comme lui de livres et d’érudition. « Je suis son fils parce que j’ai hérité de ses désirs »11, écrira-t-il plus tard. Curieusement – mais avec une certaine logique ! –, c’est au moment où son père, progressivement, va devenir aveugle, que le bégaiementbégaiement d’Erri s’atténue. L’œil du père s’absente. Le jugementjugement du père n’est plus aussi paralysant. C’est lui qui devient un handicapé, accumulant les maladresses, occasionnant rirerires et moqueries, dans une trajectoire tragique puisqu’elle le conduira au suicidesuicide. C’est comme si ce père avait endossé le costume du fils et les défaillances de celui-ci, comme s’il avait pris la place d’un handicapé de la vie, libérant ainsi Erri du bégaiementbégaiement et l’autorisant à développer une tendresse filiale.
Son père le destinait à une brillante carrière de diplomate. Mais à l’adolescence, Erri rompt les amarres. Il quitte le lycée et s’engage intensément dans le combat politique d’extrême gauche. Il milite avec ferveur pour les déshérités, le tiers-monde. Il devient ouvrier, au plus bas de l’échelle et fait ainsi un long séjour en France où il travaille dans les sous-sols. Il rejoint des ONG en Afrique, où il sera très malademaladie ; il ira en Bosnie au moment de la guerreguerre où il sera conducteur de camions. Puis il revient finalement en banlieue de Rome et mène une vie de maçon, de tailleur de pierres.
Mais sa vie laborieuse et solitaire se double de deux activités essentielles : la lecture de la Bible et l’écriture. Il a rencontré la Bible, par hasard, en 1983 (il a 33 ans). Pendant une heure tous les matins, il s’adonne à sa lecture dans le texte original, en hébreu, langue qu’il a apprise par lui-même : il se lève à 5 heures pour le traduire. Pourtant, il se dit incroyant… Et, le soir, quand il rentre du travail, il s’adonne à l’écriture de textes personnels : des textes poétiques, des romans, des articles. Il écrit des livres sobres, intenses, où la parole est distillée – de vraies épures.
Une fois, un jour, si l’on reprend le titre initialement retenu dans la traduction, est son premier livre.
Parler est, pour lui, une aventure très risquée, un exercice de funambule : « Parler, c’est parcourir un fil. Écrire c’est au contraire le posséder, le démêler »12.
Écrire, c’est se rendre maître des mots, même s’il y a, dans l’écriture, à partir du moment où celle-ci est divulguée, dit-il, une sorte de mensongemensonge. Quand on sort de ce temps de miracle où l’on recrée le monde par la magie de l’écriture, l’illusion tombe.
Les mots sont, pour lui, une préoccupation permanente. Atteignant difficilement le statut de médiateurs, les mots restent longtemps à l’état d’objets. Comme il le faisait, enfant, de ses jouets, il faut en quelque sorte qu’il les casse, pour leur faire rendre l’âme ; plus exactement, pour découvrir leur âme. Déjà il a changé son prénom, Harry, hérité d’une parente américaine, en Erri, de consonance italienne, par conviction politique anti-américaniste. Le titre de son premier livre, il le change en son inverse : le titre retenu d’abord en français, Une fois, un jour, fut à l’origine, en italien, Non ora, non qui, c’est-à-dire plutôt son contraire : « Pas ici, pas maintenant » ! Il est d’ailleurs revenu ultérieurement à ce titre, comme si inverser les mots était une façon de poser un autre regard sur le temps ou de montrer leur insuffisance à cerner la pensée.
« Même si les mots, de par leur nature secourable, donnent de la lumière, ils font en réalité de l’ombre, ils sont des signes obscursobscurité tracés contre l’immensité d’une enfance quelle qu’elle soit »13, écrit-il. Il est vrai que les mots sont en quelque sorte réducteurs ; ils ciblent, dans l’immensité du ressenti, du vécu, du perçu, quelques points qui permettent d’éclairer le monde, de le penser, d’échanger, mais ils ne peuvent rendre compte de l’infinité et de la complexité qui nous entoure. Ils sont décevants, appauvrissants.
Il semble qu’Erri soit toujours à la recherche de l’âme des mots. Il apprend par lui-même de nombreuses langues, en particulier il s’attelle au yiddish et à l’hébreu comme langues primordiales. Nous avons rappelé que, tous les matins, avant de partir au travail, il traduit pendant une heure un texte biblique dont la pensée l’accompagne toute la journée. Le travail répétitif, intellectuellement vide, de tailleur de pierres lui permet de vivre, imaginairement, dans le monde de ces mots hébreux qu’il burine en même temps qu’il casse les pierres ; il publiera d’ailleurs plusieurs traductions originales. Ainsi en est-il de l’EcclésiasteBible (Qohélet), où la traduction courante du terme hevel par « vanité » (« vanité des vanités, tout est vanité ») lui procure une insatisfaction telle qu’il lui cherche intensément une traduction plus adéquate. Il découvre néanmoins que ce mot signifie aussi « buée, évanescence, gaspillage ». Sa vie n’est-elle pas « buée », comme le fut celle d’Abel, le frère de Caïn, Abel dont le nom est proche phonétiquement de hevel ? Une vie éclatée, gaspillée, comme la sienne ! Lui-même se vit, comme on l’a vu, tel un « échoécho dilapidé »…
Cherchant sans cesse à buriner le sens des mots, il dit de cette préoccupation : « c’était une marotte de bègue : être attentif au sens des mots, ne parvenant pas en respecter la lettre »14. Les mots sont des signes obscurs qui masquent la réalité des choses et des êtres. Les mots ne remplacent ni les coups ni les caresses. Les mots n’arrivent pas à établir le lien avec la mère, ils le détruisent au contraire, ils brisent la complicité qui pourrait exister entre deux êtres. Les mots sont pour lui lourds de risques : une fois prononcés, on ne peut revenir en arrière : « il arrive que les mots contraignent à l’exil, aux prisonprisons ou pire »15. Alors il se tait, les mots meurent sur sa bouche avant même de les avoir émis.
Il reçoit, il entend, il est « comme un entonnoir » pour la parole des autres, leur interlocuteur préféré, car muetmuet. On le gave de mots jusqu’à le détruire. Sa mère, volubile, angoissée, lui raconte tous les malheurs du monde avec vivacité. Ses mots s’imprègnent en lui et il se croit coupableculpabilité, de tout. Il a seulement envie de dire : « Je ne l’ai pas fait exprès »16 ! Son silence d’ailleurs lui vaut d’être souvent accusé à tort et il en tire une jouissance ; c’est comme si on lui attribuait un pouvoir qu’il n’a pas, celui de faire du mal. Sa vraie force est d’être détenteur de la véritévérité, mais il ne la divulgue pas. Sa force est dans le silence.