Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», sayfa 10
XXIII
Je passai de longues soirées à moitié assoupi sur la pelouse, admirant ces belles nuits sans vent de l'Est, qui donnent à la terre tant de grandeur et tant de majesté dans son suave et profond silence. Pendant les nuits, tous ces objets, fruits, fleurs, arbustes, sont illuminés par la brillante et limpide clarté de la lune, qui montre leur forme et leur couleur presque aussi vivement que s'ils étaient baignés par la resplendissante clarté du jour. Mais les teintes du ciel, plus pâles et plus adoucies, l'air plus tranquille et plus doux, forment alors une délicieuse opposition avec l'ardente et éblouissante lumière du soleil.
Le soir venu, je m'asseyais sur le vert talus d'un tapis d'émeraude étendu à la porte de ma maison, et j'écoutais les huées des hiboux, en suivant de l'œil la voltige capricieuse des chauve-souris. Souvent je m'endormais, et mes rêves m'entraînaient dans l'Inde accompagné de mes deux amis, Walter et de Ruyter, ou bien encore la voix du maudit Écossais venait bruire à mes oreilles. J'entendais presque réellement cette voix me dire avec son âcreté sifflante: – Comment, monsieur, vous vous endormez à l'heure de la faction! allez à la cime du mât, cela vous éveillera.
Un jour ce rêve se présenta à mon esprit avec des formes si réelles et en apparence si palpables, qu'éveillé en sursaut et prêt à répondre au hargneux lieutenant, je vis penché vers moi, au lieu de la figure de ce détestable officier, la bonne tête de l'honnête Saboo, qui m'éveillait avec ces paroles d'avertissement:
– Pas bon de coucher dehors, rend malade; maison faite pour dormir.
Je me levai alors tout frissonnant; le soleil déchirait les derniers voiles du matin, et en attendant que le vieillard eût achevé les préparatifs de mon déjeuner, je pris un bain dans la citerne, dont l'eau était parfumée par l'odoriférante senteur des roses et des jasmins.
Malgré les prévisions de mon ami de Ruyter, le paisible bonheur dont je savourais si librement les jouissances ne m'avait pas encore fait connaître les dégoûts de la satiété. Cependant, pour rendre justice aux piquantes observations qu'il avait faites sur la bizarrerie de mon costume, j'avais déjà repris ma jaquette et mes pantalons. N'étant pas tout à fait à l'épreuve des moustiques, et ayant par inadvertance marché sur un nid de jeunes centipèdes, je m'empressai de remettre mes souliers.
Depuis ma plus tendre enfance, j'ai été involontairement soumis à des attaques de spleen, non d'un spleen triste, désespéré, mais plutôt d'une mélancolie douce, rêveuse et presque agréable.
La poétique habitation dans laquelle je me trouvais était faite pour éveiller dans mon esprit ces illusoires fantômes. Peu à peu, cependant, ils se dissipèrent, se confondirent dans la réalité, et je commençai à méditer sur la singularité de ma position vis-à-vis de Ruyter.
Il y avait dans la vie, dans les actions, dans les manières de Ruyter, et dans ses amicales poursuites à mon égard, un mystère qui m'intriguait vivement; mais, loin qu'il me mît en défiance contre cet homme au regard fascinateur, à l'entraînante parole, je me plaisais dans ce clair-obscur, dans ce doute indécis qui me montrait mon ami tantôt dans une situation ordinaire, tantôt dans des conditions tout à fait exceptionnelles. La rapidité avec laquelle de Ruyter avait acquis sur moi une irrésistible influence était merveilleuse. Sa franchise, son courage, sa générosité, la noblesse de sa nature, tout chez lui était si grand, si spontané, si réellement bon, que je ne pouvais croire qu'il fût de la race mercantile et intéressée des négociants que j'avais connus à Bombay.
Après avoir sérieusement réfléchi et sur ses paroles et sur tout ce que je connaissais de sa conduite, j'arrivai à la conclusion qu'il devait être le commandant d'un vaisseau de guerre particulier. Mais à cette époque ni les Anglais ni les Américains n'avaient de vaisseaux de guerre dans l'Inde; il est vrai que les Français en possédaient; mais si de Ruyter était sous leur drapeau, que faisait-il dans un port anglais, traité comme un ami bien connu par tous les habitants? Je pensai aussi que de Ruyter pouvait être l'agent de quelques-uns des rajahs, qui étaient encore des souverains indépendants, quoique la Compagnie les entourât de ses cercles jusqu'au jour où elle parvenait à les chasser de leurs villes dans les plaines pour y vivre en fugitifs et en bêtes fauves. Il était connu à cette époque que, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, les princes entretenaient des agents cachés dans les résidences pour leur transmettre le mouvement de la politique des résidents de la Compagnie.
De Ruyter me semblait admirablement propre à remplir les fonctions de cette charge, quoique souvent il ne parût avoir nul souci de déguiser ses opinions sous un prudent silence.
Cependant de Ruyter aimait l'Angleterre, et même les individus de cette nation, quoiqu'il leur préférât beaucoup ceux de l'Amérique, son pays de prédilection.
Le souvenir des réflexions de de Ruyter me montra que mon jugement sur lui était faux. Je ne m'arrêtai donc plus à la recherche de ce qu'il avait été dans le passé, ni de ce qu'il pouvait être dans le présent; je l'aimais, et je résolus de confier ma vie à la direction de son amitié.
Je recevais presque journellement des lettres de de Ruyter, et comme son départ de Bombay était retardé, je ne trouvai plus de prétexte plausible pour refuser l'invitation que Walter m'avait faite d'aller le voir.
Un soir je dis adieu à mes belles journées de paresse, et un magnifique cheval envoyé par Walter me conduisit à la porte de sa tente. Mon fidèle et tendre ami prit un plaisir enfantin à me montrer les agréments et les avantages de sa position, si différente du cruel passé de son séjour sur le vaisseau. Je fus heureux de son bonheur, heureux de le voir aimé, estimé par les officiers du corps, auxquels il me présenta.
Le récit de mes aventures amusa tous ces jeunes gens, qui me prirent en amitié, et le lendemain, escorté autour de mon palanquin par une demi-douzaine des amis de Walter, je fus m'installer dans mon ancien quartier de Bombay. De Ruyter se joignait à nous et partageait les plaisirs de nos nuits de folie lorsqu'il n'était pas retenu dans la ville par ses affaires, ou, comme il le disait, par ses occupations.
XXIV
Un jour, de Ruyter m'amena au bord d'un grab, brigantin arabe, remarquable par sa proue mince et élancée. Ce grab était funé comme un hermaphrodite, et, suivant la coutume des Arabes, il avait les antennes carrées et inégales. La plus grande partie de l'équipage était arabe par le teint et le costume; le reste des matelots laissait voir qu'ils appartenaient à différentes castes. Ce brigantin déchargeait une cargaison de coton et d'épices, achetée, me dit Ruyter, par la Compagnie.
Après sa première visite, mon ami n'alla que rarement à bord du vaisseau, mais son capitaine, nommé le Rais, vint le voir tout les jours. Ils fixèrent le lieu du rendez-vous sur un très-petit et très-singulier bateau nommé un dow. Ce bateau était principalement équipé d'Arabes, et, à mon grand étonnement, j'y vis aussi des matelots européens, des Danois, des Suédois et quelques Américains. Ces derniers restaient cachés dans l'intérieur du vaisseau. J'ignore pour quelle raison, mais je fus averti qu'il serait dangereux de parler sur terre de cette circonstance.
Ce dow avait un grand mât à l'avant et un petit mât à l'arrière; c'était bien le plus gauche et le plus vilain vaisseau que j'eusse jamais vu dans l'Inde. Son avant et sa poupe, élevés et saillants, étaient faits de légers bambous. Il semblait plein et n'avait que peu de prise sur l'eau.
De Ruyter me demanda si le titre de commandeur de ce vaisseau me serait agréable.
– Oui, lui répondis-je, quand je ne pourrai pas trouver un Catamaran (ou bateau masolie), peut-être hasarderai-je ma carcasse à son bord.
– Je vois que vous êtes difficile, mon cher Trelawnay; eh bien! comme j'ai le choix entre le grab et le dow, je vous laisse, si vous en avez la plus légère envie, le commandement du premier.
– En vérité, mon ami! alors, ôtez-lui sa tête de requin et mettez un beaupré à la place; je serai alors très-content de m'embarquer dessus, car j'aime la mine de ces pâles et sombres Arabes; j'aime leurs regards sauvages, leurs vestes rouges et leurs turbans. Je n'ai jamais vu de gaillards si bien constitués pour grimper dans les cordages à l'heure d'une rafale, ou pour aborder un vaisseau ennemi pendant le feu de la bataille.
– Votre remarque est juste, mon cher enfant; ce sont en effet les meilleurs soldats et les meilleurs marins que je connaisse; ils viennent de Dacca et ils se battront fort bien, je puis vous l'assurer.
– Se battre, se battre, il faut des armes pour se battre.
– Oh! il y a des canons sur le grab.
– Je déteste l'apparence des canons sur les plats-bords; quelques douze ou courts vingt-quatre ne seraient pas trop forts pour lui, car il a une magnifique ligne d'eau, et sa tournure à l'arrière est celle d'un schooner, sa proue est des plus minces; enfin, il a un air mauvais sujet et intelligent qui m'enchante.
– Eh bien! voulez-vous l'essayer, Trelawnay? voulez-vous le conduire le long de la côte jusqu'à Goa, je vous suivrai dans le vieux dow. Quand le soleil sera couché, allez à bord, et levez l'ancre sitôt que le vent de terre se fera sentir. Vous voyez que le grab est déjà transporté dans la rade, et qu'il est tout prêt pour se mettre en mer. Au point du jour, je lèverai l'ancre aussi. J'ai dit au rais que vous partiez dans le grab; il est prévenu également qu'il doit vous obéir. Je vais vous donner quelques notes dans la prévision de l'avenir. Un accident pourrait nous séparer; ce n'est guère probable, cependant il est plus sage que vous ayez, dans ce cas-là, un règlement de conduite à suivre. Ne considérez, mon ami, votre voyage jusqu'à Goa qu'en passager curieux d'en visiter les côtes, et ne parlez nullement de tout ceci à Walter. Quand nous serons sur l'eau bleue, je vous expliquerai bien des choses qui vous paraissent peut-être aussi étranges qu'incompréhensibles. Êtes-vous, malgré le mystère de ses allures, content de mon amitié?
– Très-content, mon cher de Ruyter, et je ne serais pas resté si longtemps sans vous questionner si je n'avais eu en vous une confiance absolue et entière. Partout où vous irez, je serai auprès de vous, et je n'ai ni l'esprit inconstant, ni l'estomac délicat.
– Fort bien, mon garçon; mais souvenez-vous toujours qu'avant que vous puissiez être en état de gouverner les autres, il faut que vous soyez tout à fait maître de vous-même; et afin de l'être, il ne faut pas, comme une fille, laisser vos paroles et vos gestes trahir les préoccupations de votre esprit ou les préparatifs de vos actions. Un seul mot dit dans un instant de colère, un seul regard embarrassé, peuvent gâter l'exécution des projets les plus admirablement conçus. Surtout, Trelawnay, gardez-vous de boire; car le vin ouvre le cœur, et, excepté un sot, quel est celui qui voudrait trahir des secrets devant des malveillants ou devant des espions? Ici nous sommes entourés de ce genre d'ennemis.
– Vous savez que je bois fort peu, dis-je en souriant à de Ruyter.
– Je le sais, répliqua mon ami avec un fin regard de moqueuse affirmation, mais je désire que vous ne buviez plus du tout.
Je regardai de Ruyter avec un air d'étonnement si stupéfait qu'il se mit à rire.
– Si quelquefois vous vous abandonnez à ce plaisir, reprit-il, faites-le avec de vrais amis; mais là, bien sérieusement, il vaut encore mieux ne pas boire, car je sais qu'il est plus facile de s'en priver tout à fait que de suivre un milieu. Mon observation n'est-elle pas juste?
– Parfaitement juste.
À mon retour dans la ville, de Ruyter me dit:
– Vous donnerez des ordres aux bateliers qui sont dans la taverne pour les choses dont vous pourrez avoir besoin, mais vous trouverez presque tout ce qu'il vous faut sur le grab, et cela est fort heureux pour vous, qui êtes d'un naturel si insouciant et si étourdi.
Je reçus les dernières instructions de de Ruyter quelques moments avant le coucher du soleil, et, en lui serrant la main, je sautai sur le bateau qui devait me conduire au grab. Le rais, qui parlait parfaitement anglais, me reçut à bord et me fit entrer dans sa cabine. Là, je lui donnai une lettre de de Ruyter; il la mit à son front, la lut avec les signes du plus profond respect, et me demanda à quelle heure on levait l'ancre.
– À minuit, lui répondis-je, suivant l'ordre que j'avais reçu de mon amiral; ensuite je commandai au rais de hisser à bord tous les bateaux, de les arrimer et de se préparer au départ.
Pendant que le rais exécutait mes ordres, j'examinai les notes de de Ruyter. Quoique j'eusse parfaitement compris que, si je le voulais, le commandement du vaisseau était à ma disposition, je ne savais que penser de l'étrange manière qu'employait de Ruyter pour me forcer à l'accepter. Les notes de mon ami me disaient que le rais n'agirait plus sans mes ordres.
– Fort bien, me dis-je, j'accepte le commandement de bon cœur. Demain nous serons rejoints par le dow, et de Ruyter m'expliquera le mystère de sa conduite.
Ma vie avait été, jusqu'à ce jour, tellement semblable à celle d'un pauvre chien ballotté de ci et de là par d'impérieuses volontés, qu'il ne m'était pas possible, en cherchant la fortune les yeux bandés, de tomber plus mal dans le présent que je n'étais tombé dans le passé: de sorte que non-seulement sans hésitation, mais encore avec une joyeuse promptitude, je me déterminai à exécuter tous les ordres de de Ruyter, car il était bien la seule personne qui semblait prendre intérêt à ma triste destinée.
Je montai sur le pont, et j'y fis deux ou trois tours avec le pas ferme et le regard fier que donne la puissance de l'autorité. Je parlai avec bonté au sérang (second officier) et aux autres, comme un homme fait toujours au commencement de son pouvoir; la bienveillance est alors si douce! Quoique en désordre, le grab ne manquait pas d'armes de guerre offensives et défensives; mais les mâts de ses voiles avaient quelque chose de malpropre aux yeux d'un homme habitué à l'admirable tenue d'un vaisseau de guerre; il manquait de goudron, de peinture, et sa carcasse avait la couleur du bronze. Malgré ce triste extérieur, on pouvait, en l'examinant avec attention, voir qu'il avait été équipé avec un grand soin sur tous les points essentiels, et surtout à l'aide des inventions européennes.
En mesurage, le grab était à peu près de trois cents tonneaux, mais il ne pouvait arrimer que la moitié de cela. Son milieu était profond et percé de sabords pour les canons, mais ils étaient enfoncés, à l'exception de deux placés en avant, et de quatre à l'arrière. Les plats-bords étaient armés de porte-mousqueton. Le gaillard d'avant était élevé, et celui d'arrière avait une poupe basse ou demi-tillac, sous lequel était située la principale cabine.
Quand le dernier coup de la cloche eut sonné huit heures, l'heure du souper des matelots, j'entrai par instinct dans cette cabine.
La fosse que le temps avait creusée dans mon estomac demandait à être remplie.
Une foule d'hommes qui ressentaient le même besoin se pressa d'en bas et s'accroupit sur les talons en petits cercles, divisés par tribus: ils mangèrent leur messalo (mets) de riz, de ghée, du bumbalo sec et des fruits frais.
Ayant bientôt rempli le vide de mon estomac, je me couchai sur le canapé, et je fumai le hooka de de Ruyter en faisant l'inventaire de sa cabine. Elle était basse, mais grande, bien éclairée, et l'air y entrait librement par les embrasures de la poupe. Elle contenait deux lits aux côtés opposés d'une fenêtre, et entre l'espace de ces lits il y avait deux étoiles formées de pistolets, c'est-à-dire une quinzaine de ces armes, dont les bouches réunies formaient le centre de l'étoile, tandis que les crosses en étaient les rayons. La projecture en avant de la cabine était garnie de barres de bambou, auxquelles étaient suspendues des baïonnettes et des poignards malais, dentelés et réunis dans les formes les plus fantastiques. Comme le disait de Ruyter, c'était son équipement de guerre; mais la partie arrière de la cabine était certainement dédiée à la paix. Ses rayons étaient encombrés de livres, de matériaux pour écrire, d'instruments nautiques. Dans d'autres coins se trouvaient des télescopes, des cartes de géographie, et, quoique moins pittoresques, mais également indispensables, les articles dont j'avais eu besoin pour mon souper.
Comme il ne m'était pas défendu de dormir, et que j'étais sans la crainte d'encourir une punition pour la négligence de mes devoirs, j'étais vigilant et alerte. Mon esprit était occupé de la responsabilité que de Ruyter avait remise entre mes mains; je remontai donc sur le pont pour regarder la girouette et attendre que la première caresse du vent de la terre me donnât le signal du départ.
À minuit, un souffle d'air la fit tourner sur elle-même, je dis au rais de lever l'ancre, et de la lever sans bruit si cela était possible.
– La première chose est facile à faire, me dit-il, mais quant à la seconde, elle est indépendante de ma volonté.
Nous levâmes l'ancre vers une heure du matin, et nous mîmes à la voile.
XXV
Lorsque les puissances matérielles ou morales d'un être ont été poussées par des moyens artificiels à un hâtif développement, cet être parvient à une croissance prodigieuse et rapide; mais s'il a porté des boutons et des feuilles, ils ont été vite flétris, et les fruits ont toujours paru malsains et sans goût.
Il en est ainsi des animaux: lorsque les facultés de leur nature élevée se trouvent excitées par les bienfaits de la civilisation, ils donnent l'espoir d'une force extraordinaire; mais ces promesses ne sont jamais réalisées, elles sont anéanties dans leur fleur, en laissant les traces de l'âge et de la décrépitude.
Il y a dans le Nord quelques hommes rares qui, sans soin et sans culture, s'élancent dans la vie avec la merveilleuse rapidité du vent, et la source de leur force ne peut être altérée ni par le temps ni par la fatigue, si bien qu'on les voit, à l'âge où l'homme penche vers sa fin, se tenir debout fermes et robustes comme des hommes de fer.
Tels étaient les patriarches des anciens temps, et encore maintenant, que le monde est mûri par la guerre, par les calamités qui déciment les peuples, il y a des êtres qui survivent à tout, qui ne comptent plus le temps par année, mais qui renvoient pour leur histoire aux annales du monde, et qui s'étonnent de ce que leurs frères soient morts de maladie.
Quoique je ne fusse pas un de ces piliers de granit, je donnais des signes non équivoques de ma ressemblance avec leur vaillante espèce, car, à cette période de ma vie, je possédais les attributs d'un homme fait. J'avais six pieds de haut, j'étais robuste, avec des os saillants jusqu'à la maigreur, et à la force de la maturité je joignais cette souplesse des membres que la jeunesse peut seule donner. Naturellement d'une nuance foncée, mon teint se brunit si bien, sous les feux du soleil, que je devins complétement bronzé. J'avais les cheveux noirs et les traits arabes. À dix-sept ans on m'en aurait donné vingt-sept. Comme, à toutes les époques de ma vie, j'ai été forcé de me frayer par mes propres forces un passage à travers la foule, mes progrès avaient été prompts dans ce qu'on appelle la connaissance du monde. Connaissance que l'expérience fait mieux approfondir que la maturité des années.
J'ai raconté les suites de ma première rencontre avec de Ruyter et les commencements de notre amitié; je crains qu'on ne puisse concevoir qu'il ait voulu tirer un profit de l'abandon de ma jeunesse; loin de là, de Ruyter était un grand cœur, et mon jugement sur lui n'était point erroné, car maintenant j'ai éprouvé cet homme par la pierre de touche, et je l'ai trouvé d'or pur. De Ruyter était lui-même un voyageur délaissé, un homme qui s'était délivré des entraves de la civilisation, et il était naturel qu'avec une imagination aussi élevée que la sienne et un esprit aussi bien cultivé, il cherchât un objet sur lequel il pût répandre ses affections et trouver un retour de sympathie.
Cet être n'était pas facile à rencontrer, au milieu d'un genre de vie qui conduisait de Ruyter dans toutes les parties du monde. Parmi les barbares il avait été inutile de le chercher, car les aventuriers européens étaient dispersés de tous les côtés, entièrement occupés du soin d'accumuler des richesses ou exclusivement engagés dans les vues particulières de leur propre ambition. Quelques rares amis lui avaient été enlevés par la mort, ou, ce qui est la même chose, par la distance. De Ruyter n'était pas formé pour être asiatique. Sa nature libre et légère le forçait de rechercher la société de quelques compagnons, et comme le hasard m'avait jeté sur son chemin dans un moment où il était isolé, les sentiments affectueux de son cœur se concentrèrent sur moi. De Ruyter avait pénétré jusqu'au fond de mon âme, et il ne doutait pas que, bien dirigé, je ne devinsse l'ami utile dont il poursuivait depuis si longtemps la possession.
Naturellement observateur, de Ruyter découvrit qu'en outre des frais et chaleureux sentiments de la jeunesse, je possédais l'honnêteté, la sincérité, le courage, et que je n'étais encore ni usé, ni gâté par les bourbiers du monde. D'après ces observations, la tendresse dont de Ruyter m'entoura n'est point si absurde que pourraient le trouver quelques observateurs superficiels, car depuis l'heure où j'avais consommé ma vengeance sur le lieutenant écossais, je me trouvais rayé de la liste maritime, sous le coup d'une condamnation injuste et infamante, sans amis, sans protection; la bienveillance de de Ruyter fut un appui suprême, et il me traita en frère dans le sens énergique et profond de ce mot… Frère! n'est-ce pas dire un second soi-même? Si les parents suivaient cet exemple d'urbanité, nous entendrions moins de plaintes sur l'insipide et éternel jargon de l'obéissance filiale, jargon qui est aussi émoussé que faux.
L'instabilité de l'esprit de de Ruyter le forçait à chercher une vie d'aventures et par conséquent une vie de périls. J'étais un scion de la même tige, mes inclinations étaient homogènes, et si le hasard ne m'avait pas favorisé en me donnant un si noble compagnon, j'eusse poursuivi seul les aventures d'une existence errante.
Comme j'écris maintenant plutôt pour ma propre satisfaction et pour passer sans ennui de longues heures de solitude que pour des étrangers, il faut qu'ils me donnent du câble et de l'espace pendant que je raconte cette partie de mon histoire, qui, quoique sèche et ennuyeuse pour eux, est pour moi la plus intéressante. Il est peu de personnes sur la terre dont le cœur ne batte avec plaisir au souvenir de ses vingt ans. Il n'en est pas ainsi pour moi, car à vingt et un ans j'étais semblable à un jeune bouvillon transporté de la pâture à la boucherie, ou comme un cheval sauvage choisi dans le troupeau et razoed au milieu de sa carrière par les Gauchos de l'Amérique du Sud. Le fatal nœud coulant était jeté autour de mon cou, ma fière crête abaissée vers la terre; mon dos, auparavant libre, plié sous un fardeau que je ne pouvais ni supporter ni rejeter loin de moi. Mes mouvements souples et élastiques étaient changés en un amble pénible. Bref, j'étais marié, et marié à… Mais il ne faut pas que j'anticipe sur les événements. Pendant l'heure où j'écris, il faut que je tâche d'oublier les moments douloureux, il faut que je raconte mes aventures dans l'Inde avec l'esprit ouvert et ardent que donne la liberté, et non avec le ton larmoyant, plaintif et soucieux d'un mari.
Le vaisseau sortit doucement du port, «juste avec assez d'air, comme disaient les matelots, pour endormir les voiles.»
Au point du jour, le havre était encore visible, et nous aperçûmes le vieux dow qui se traînait paresseusement, comme une tortue, le long du rivage.
À midi, une brise s'éleva du sud-ouest, et au coucher du soleil nous étions à une telle distance de Bombay, que nos appréhensions d'être guettés dans nos mouvements furent complétement détruites. Nous avançâmes de quelques lieues vers la terre, nous carguâmes les voiles, et nous jetâmes l'ancre.
Armé d'un télescope, j'aperçus bientôt le dow, qui était semblable à une tache noire sur la mer bleue.
J'ordonnai au timonnier de larguer, et, chargés de voiles, nous rejoignîmes le dow à huit heures.
Je le hélai, et de Ruyter vint à notre bord.
De Ruyter se retira avec moi dans la cabine, et pendant que nous déjeunions, il me demanda mon opinion sur le grab.
– Il semble se mouvoir indépendamment du vent, lui répondis-je; hier, nous sommes passés devant un vaisseau de guerre comme devant un rocher.
– Il est d'allure légère, mon cher Trelawnay, et il n'y a pas un vaisseau qui puisse l'approcher. Pendant un orage, il tangue beaucoup, mais s'il n'est pas trop chargé, il est rapide, flottant, et tient bien le vent. En conséquence, ne l'accablez pas trop de voiles, ou il sera enseveli.