Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», sayfa 9
XX
Le vacarme intérieur amena bientôt quelques cipayes du village, et en voyant paraître la pique de l'un d'eux sur l'échelle qui aboutissait à la salle supérieure dans laquelle je m'étais esquivé, pour épargner à la sensibilité de mon ami le discordant tapage des grogneries de la vieille mégère, mon sang commença à s'apaiser, et ma fureur diminua.
Hécate et ses commères me suivirent dans mon refuge, et elles se balançaient au-dessus de ma tête comme une bande de bassets se balancent aux flancs d'un blaireau. Par un soudain et énergique effort je secouai les vapeurs de l'ivresse, ainsi que les vieilles harpies qui s'attachaient à moi, et en les repoussant vers l'entrée de la salle, je leur fis dégringoler l'échelle. Sous le poids des femmes, ajouté à celui de la molle et grosse hôtesse, le frêle escalier se brisa. Toute la troupe renversée forma une espèce de montagne dont elle occupait le sommet; la vieille sorcière tomba comme un dogre allemand, et les cipayes accourus disparurent sous sa large personne. Cette prouesse mit le tumulte au comble; une foule compacte s'était formée, et l'on apercevait de tous les côtés pions, cipayes et police. En voyant ce rassemblement orageux, je pensai qu'il était temps d'opposer une plus vigoureuse défense. Une mèche de la lampe brisée expirait dans l'huile. Je me servis de sa lueur pour allumer un morceau d'étoffe de coton préalablement imbibé de graisse, et je mis le feu aux quatre coins de la salle. Les matériaux secs et combustibles de la hutte s'enflammèrent rapidement, et une vive clarté illumina l'obscurité de la nuit.
Un cri sauvage, un cri de vieille femme en fureur, suivi de hurlements d'épouvante, jetèrent leurs clameurs désespérées.
Je compris, à la croissante irritation des invectives, qu'il fallait opérer ma retraite, si je ne voulais pas être massacré. Je me précipitai donc au milieu du torrent de flammes, et, m'élançant d'une fenêtre, je tombai fort adroitement sur la tête d'un hallebardier des cipayes. Je ne me fis aucun mal, mais je lui brisai le crâne.
Sans prendre le temps de m'attendrir sur le sort du mourant, je me relevai en toute hâte, et, lui arrachant sa pique des mains, je m'en servis comme d'un bâton à deux bouts pour me faire un passage jusqu'au hangar où mon cheval était attaché. Je lui mis précipitamment le mors dans la bouche; mais, ne pouvant trouver ma selle au milieu des ténèbres, je m'en passai; et m'élançant sur lui, je sortis du village.
Bien décidé à voir le feu, bien décidé à assister au dénoûment du drame dont j'étais, malgré ma disparition, le principal acteur, je revins sans bruit tourner tout autour de la maison. Un cipaye m'aperçut et tenta de se mettre à ma poursuite, mais au lieu de fuir son attaque, je lançai mon cheval au milieu de la foule, frappant de ma lance à droite et à gauche. Les injures et les pierres pleuvaient autour de moi, et entre autres insultes j'entendis celle-ci: joar, chien, mécréant; mais je riais des unes, et à la faveur de la nuit j'esquivai les autres.
Je disparus un instant pour ramener le calme dans les esprits; puis, au moment où on m'attendait le moins, je me montrai au centre de l'incendie pour empirer les dégâts qu'il causait. Stupéfaite de mon audace, la foule se dispersa devant moi comme se dispersent à l'approche du chasseur une bande de canards sauvages. Cependant la vieille hôtesse n'abandonna pas le champ de bataille, car, occupée du soin de réunir ses hardes, qu'elle arrachait à la voracité de l'incendie, elle ne s'aperçut pas que je dirigeais sur elle le bout de ma pique; mais, hélas! elle le sentit en tombant dans le brasier la tête la première. Prompte à se relever, la vieille salamandre saisit quelques bambous enflammés et les jeta sur moi; sa main tremblante manqua de justesse, et elle n'atteignit que mon cheval, qui s'élança en ruant et en bondissant avec fureur. Il me fut impossible de m'en rendre maître, et nous quittâmes ainsi le village.
Emporté par la course sans frein d'un cheval furieux, je me sentis saisi par le vertige; cette indisposition était produite non-seulement par ce galop désordonné, mais encore par la subite transition d'une chaleur étouffante à un air frais et pur. Je souffrais tant, que je crus que j'allais mourir; je me tenais à cheval avec des difficultés inouïes, car, étant privé de ma selle, je n'avais aucun point d'appui. Les plus profondes ténèbres régnaient autour de moi, et je gagnais du terrain sans avoir presque la conscience de ma situation. J'arrivai enfin à un large ruisseau; mon intelligent Bucéphale trouva un gué qu'il traversa, et me conduisit sur l'autre rive.
J'avais la tête presque inclinée sur les oreilles de mon cheval et je me tenais aux poils de sa crinière. Comme j'étais certain, en marchant devant moi, de m'éloigner de Dungaro, je ne songeais pas à m'inquiéter de la direction qu'avait prise ma monture, car j'étais anéanti par l'assoupissement de l'ivresse. Je ne sais combien de temps dura cette étrange course.
Nous arrivâmes auprès d'une lumière; elle appartenait à un chokey. Tout à coup mon cheval alla frapper contre un objet invisible, et le bruit que fit entendre ce double choc fut aussi sonore que celui qui se produit par le violent contact de deux corps d'airain. Effrayé ou blessé, il fit un bond terrible, me jeta à ses pieds et disparut dans la nuit.
Je perdis entièrement connaissance, et je dois être resté longtemps dans cet état.
En reprenant l'usage de mes sens, je jetai avec étonnement les yeux autour de moi. Une foule composée de gens du peuple, les poings appuyés sur leurs hanches, formaient un cercle autour de moi. Parmi eux je distinguai un homme maigre et semblable à un sorcier qui marmottait entre ses dents avec la piété d'un brahmine:
– Topy, Sahib, ram, ram, dom, dom, dom…
Un autre personnage, d'une apparence moins repoussante quant au visage et aux vêtements, quoiqu'il eût une affreuse barbe, disait en me couvant des yeux et en se frappant la poitrine:
– Dieu est Dieu! Dieu est Dieu!
J'essayai de me soulever sur mon coude, en faisant signe qu'on me donnât de l'eau, mais les béats enchanteurs secouèrent négativement la tête.
Ma bouche était desséchée: je ne pouvais parler, tant je souffrais de l'horrible tourment de la soif. En regardant autour de moi, plutôt dans le désir de chercher à obtenir de l'eau que dans celui de connaître la situation de l'endroit où j'étais, je me vis couché sur une natte sur le store de la boutique d'un burgan, entourée de verandahs. En apprenant que j'étais encore vivant, le maître de la maison sortit et m'adressa la parole en anglais. Jamais aucune musique n'a retenti aussi harmonieusement à mon oreille que les quelques phrases que m'adressa cet homme, qui, à ma demande, m'apporta un pot de toddy.
Près de moi se tenait immobile un Bheeshe, qui, avec ses grands yeux étonnés, me regardait silencieusement. Un bambou, placé en équilibre sur ses épaules, supportait deux seaux de feuilles de palmiste pleines d'eau. Je le suppliai par geste de m'en donner quelques-unes, mais il grimaça un refus. Le toddy m'avait donné quelques forces; je saisis donc le bord d'un des seaux, et je couvris ma tête de feuilles. L'eau fumait sur mes tempes brûlantes, et je sentis immédiatement un bien-être si vif, que j'eus la force de me lever.
Quelques questions me firent découvrir que j'étais dans un village qui borde la route de Callian; je restai longtemps dans une sorte d'abrutissement qui ne me permit pas de rappeler à mon esprit les événements de la veille. Mes os me semblaient brisés, mon visage et mes mains étaient couverts de blessures. J'entrai dans ma boutique, et, m'étendant de nouveau sur la terre, je m'endormis profondément.
Je ne m'éveillai que lorsque le soleil s'abaissa du côté de l'ouest. J'étais trempé de sueur; je pris quelques rafraîchissements, un bain, et je me sentis bientôt allègre, dispos et tout prêt à recommencer la série de mes fredaines. Après avoir réfléchi sur la situation que je m'étais faite, je m'informai de mon cheval; personne ne savait ce qu'il était devenu, car j'avais été apporté évanoui du chokey par quelques âmes charitables. En me souvenant de la rencontre que je devais avoir avec de Ruyter au bungalo, je demandai un moyen de transport.
D'après le conseil de mon hôte, je louai un attelage de buffles, et je me dirigeai en toute hâte vers le lieu du rendez-vous.
XXI
Un auteur, renommé avec justice pour sa grande connaissance de la nature humaine, a dit cette vérité: Malgré toute la droiture de son esprit, malgré toute la franchise de son caractère, l'homme qui fait le récit de sa vie jette sur ses défauts une voile dont le transparent tissu cache les plus visibles difformités; mais, en revanche, si l'ennemi de cet homme fait la narration de son existence, il accumule, en ne sortant pas de la vérité, les fautes sur les fautes, les erreurs sur les erreurs, si bien que ce même personnage se trouve différemment habillé, et qu'il n'y a plus la moindre ressemblance entre les deux peintures.
En commençant le récit de ma vie, je me suis engagé vis-à-vis de moi-même à être vrai toujours et à ne pallier, volontairement ou involontairement, ni mes défauts, ni même les actions mauvaises que j'ai commises, et cela librement, en pleine connaissance du mal que je faisais.
Vingt-quatre heures après mon départ de la maison du Burgan, j'arrivai à un petit village assis sur les frontières du Duncan; je fis choix d'un couple de cooleys qui me conduisirent, à travers des champs d'orge et de maïs, à la résidence de Ruyter. Cette demeure, située sur une petite élévation, dans un coin retiré de la montagne, était cachée par une avenue de cocotiers et par l'ombrage d'un grand bois. Un jardin sauvage, plein d'orangers et de grenadiers, protégé par une immense haie de poiriers épineux, gardait l'approche de la résidence et la rendait presque inaccessible.
À l'intérieur de la maison, les murailles étaient peintes et rayées de larges lignes alternativement bleues et blanches, afin de les faire ressembler au coutil d'une tente.
Le plafond de la salle d'entrée était soutenu par des bambous placés perpendiculairement, et auxquels se trouvaient suspendus des armes, des fusils et des lances pour la chasse.
Deux chambres à coucher, se faisant face l'une à l'autre, de chaque côté de la salle, étaient meublées de lits, de tables, de livres, et quelques dessins ornaient les murs.
Devant la porte de la maison, une large pelouse, entourée de bananiers et de citronniers, pliant sous le fardeau de leurs fruits, laissait apercevoir une vaste citerne bordée de rosiers en fleur, de jasmins et de géraniums.
On se servait de cette citerne comme d'une baignoire.
Un vieux paysan, qui m'avait ouvert l'entrée de la maison, me dit en souriant:
– Vous voyez, maître, c'est un gregi (habitation) à la mode anglaise.
Près de la maison, ombragée par un magnifique palmier de sagou, se trouvait un hangar qui servait de cuisine; sous le même toit demeuraient le paysan et sa famille, partageant fraternellement leur domicile avec une belle jak (ou petite vache), qui, pour l'instant, était en train de contester à deux petites filles la possession de quelques fruits.
Cette jak était si extraordinairement petite, que j'en fis la remarque au paysan.
– Malgré cette apparence de faiblesse, me répondit-il, elle est d'une force prodigieuse, et vous pouvez la monter comme on monte un cheval. Mon malek (maître) l'a prise sur les bords de la mer.
– C'est donc un monstre marin? m'écriai-je en riant, tant mieux, car je vais prendre un bain, et nous nagerons ensemble. En disant cela, je courus vers la citerne.
– Non, non, s'écria le paysan d'un air effaré, elle déteste l'eau, c'est une fille des montagnes.
– Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre maître?
– Un mois; mais hier il a envoyé ici beaucoup de choses, et ces choses sont pour huyoos (maître).
– N'a-t-il pas écrit?
Le paysan se mit à rire, et ôtant de sa tête un chiffon qui lui servait de turban, il tira de ses plis, dans lesquels elle était soigneusement cachée, une feuille de plantain pliée et attachée avec un morceau de fil.
Je trouvai sous la feuille une lettre de Ruyter.
– Pourquoi diable ne me donniez-vous pas cette lettre? demandai-je impatiemment au pacifique bonhomme.
– Vous ne me l'aviez pas demandée, répondit-il d'un air tranquille.
– Non sans doute; comment aurais-je pu le faire, je ne savais pas que vous étiez en possession de ce message?
– Mais vous le savez maintenant, parce que maître sait tout, et que pauvre goawaloman (paysan) ne sait rien du tout.
Ces paroles me firent comprendre l'admirable raison qui avait empêché le paysan de m'offrir à manger; je devais savoir que j'avais faim, et sa profonde ignorance de toutes choses lui permettait de l'ignorer. Je lui ordonnai donc de me servir à déjeuner, car j'étais aussi affamé qu'un loup à jeun dans une froide nuit d'hiver.
La lettre de de Ruyter m'annonçait que la frégate était partie après de nombreuses et inutiles recherches dirigées par le capitaine, qui avait promis une forte récompense à celui qui aurait l'adresse de s'emparer de ma personne.
Cette nouvelle me donna un vif plaisir, et le désappointement du commodore fit battre mon cœur de la satisfaction du plus ample succès.
Les derniers mots de la lettre de de Ruyter m'annonçaient que le retard de son arrivée près de moi était causé par l'emprisonnement de Walter, qui avait été accusé par le lieutenant écossais, mais que, grâce à la déposition de de Ruyter, mon jeune ami se trouvait acquitté et libre. Quant au lieutenant, il était encore fort malade, et, la veille du départ de la frégate, on l'avait transporté à bord dans un état qui donnait pour sa vie de sérieuses craintes. Le lâche bourreau crachait le sang, avait la mâchoire abîmée et deux côtes enfoncées. Amplement vengé de ce drôle, je chassai de ma mémoire et le souvenir de ses méchancetés et celui de ma vigoureuse revanche. Quelques années après cette époque, j'appris que ce courageux officier n'avait jamais osé remettre le pied dans Bombay, donnant pour raison de son horreur de la ville que la malaria (maladie indienne), les moustiques et les scorpions la rendaient un séjour pire que celui de l'enfer. Mais, en toute franchise, ce qu'il craignait plus que le cobra-di-capella (serpent), c'était la rencontre de Walter et peut-être la mienne.
J'envoyai un cooley au village pour me chercher un hooka; je pris un bain dans la citerne, et, ma pipe aux lèvres, un livre à la main (la Vie de Paul Jones), je me couchai sous les arbres. Je ressentais une si grande légèreté d'esprit, tant d'élasticité dans mes membres, une si forte exubérance de vie, que tout mon être se trouvait plongé dans une béatitude dont la suavité était indéfinissable.
C'était, depuis ma naissance, mon premier jour de bonheur complet.
Certainement, je ne faisais pas comme nous faisions dans un âge plus avancé, je ne cherchais pas à détruire le plaisir de l'heure présente par le souci de l'heure à venir.
Je me plaisais dans le farniente de mon repos, éprouvant, sans le trouver étrange, que le véritable bonheur est au milieu des champs.
– Ma foi, me dis-je en moi-même, je vais goûter de ce fruit savoureux et doux qu'on appelle la vie fade et monotone du paysan.
Je me dépouillai aussitôt de mes vêtements déchirés, et demandant au domestique de de Ruyter un morceau de toile de coton, je m'en drapai les reins à la manière indienne.
Je mis un turban sur ma tête; puis, ainsi vêtu, les pieds sans chaussures, bien graissés d'huile de coco, je pris un couteau, et, mêlé à la famille du paysan, je montai sur les arbres, et j'appris d'eux à les percer et à y suspendre les pots de toddy.
Cette occupation et l'arrosement du jardin me firent passer le temps d'une manière si agréable, que le troisième jour de mon installation, qui était celui de l'arrivée de de Ruyter, je me pris à regretter le paisible calme que sa présence allait si bruyamment troubler.
Dans la matinée qui devait m'amener de Ruyter à la résidence, je montai sur la jak, et, un bambou dans une main, un couteau dans l'autre, précédé de deux cooleys, je m'avançai à sa rencontre.
À peu de distance de la maison, au détour d'un groupe d'arbres, j'aperçus mes deux amis. De Ruyter racontait de sa voix sonore et grave l'histoire d'une chasse aux lions à Walter, qui l'écoutait avec une attention profonde. Ma métamorphose était si complète, que les deux voyageurs seraient passés sans me reconnaître, si l'œil d'aigle du propriétaire n'était tombé sur la petite jak.
Au moment où il allait, d'un air fort peu gracieux, interpeller le voleur de sa bête, je m'écriai en riant:
– Holà! holà! de Ruyter, regardez ma figure.
Walter et mon ami arrêtèrent leurs chevaux, et, après m'avoir considéré quelques instants, ils laissèrent échapper simultanément un bruyant éclat de rire; mais ce rire eut une telle violence d'expansion, que, n'en comprenant pas immédiatement la cause, je les crus atteints de folie. De Ruyter se jeta à bas de son cheval, et, se tenant les côtes, il se mit à rire aux larmes en me disant:
– Par le ciel, vous me tuerez, étourdi que vous êtes; d'où diable vous est venue l'idée de cet étrange accoutrement?
La moqueuse remarque de de Ruyter froissa l'enchantement dans lequel m'avaient jeté mes pastorales occupations, si harmonieusement confondues avec mon costume, et je lui répondis d'un ton plein de gravité:
– Je ne vois rien en moi qui puisse ainsi exciter votre verve caustique. Je suis habillé suivant la mode du pays, et le climat exige qu'on en adopte la légère simplicité. Si vous avez besoin de vous rafraîchir, voilà des hommes qui apportent des pots pleins d'un excellent toddy que j'ai préparé moi-même.
De Ruyter fit un signe d'acquiescement, et quand mes deux amis eurent épuisé leur gaieté, nous rentrâmes à la résidence. Deux jours s'écoulèrent, emportés par les ailes d'une félicité complète. Nous les passâmes à grimper sur les collines, à chasser les chacals, sans souci de la chaleur et de la fatigue.
Le soir, quand la lune éclairait de sa pâle lueur les allées sablonneuses du jardin, nous chantions, nous causions, nous dansions; mais nos chants, nos danses ne ressemblaient en rien à ceux et à celles des jours de notre esclavage, car alors ce n'était pas la joie, mais seulement la liqueur qui excitait nos sens.
Les goûts de de Ruyter et les miens étaient en eux-mêmes excessivement simples. Mon ami ne s'est jamais rendu coupable d'aucun excès, et ceux que je fis moi-même étaient causés par la fougue de ma nature volcanique, qui, semblable à la poudre, prenait feu à l'aide de la plus légère étincelle.
Malheureusement pour moi, j'avais l'orgueil de vouloir toujours être le premier dans tout ce que je faisais; je ne regardais pas si l'action était méritoire ou blâmable, ridicule ou cruelle: j'agissais, et maintenant mon front brûle de honte quand je songe aux folies (mot doux pour qualifier ma mauvaise conduite) dont je me suis rendu coupable.
XXII
À mon grand chagrin, Walter fut bientôt obligé de rentrer à son régiment. Comme le cher garçon était enchanté de sa nouvelle existence, il mettait tous ses soins à remplir d'une façon exemplaire les obligations de sa charge. Quoique nous eussions causé nuit et jour de nos mutuels intérêts, nous n'avions pas encore tracé les plans d'un avenir que nos différents caractères entrevoyaient dans la quiétude du présent. Il fut donc arrêté entre nous qu'une prochaine entrevue nous mettrait à même de discuter l'importance de la grave décision que je devais prendre. Une heure avant son départ, Walter me dit:
– Vous êtes maintenant, mon cher Trelawnay, entièrement libre de vos actions; ne vous laissez pas amollir par la paresse; venez me voir le plus vite possible; nous sommes campés sur le terrain de l'artillerie. Venez dans ma tente, et fasse le ciel que vous y entriez avec le désir de vous procurer une commission dans notre régiment!
– Ce désir ne me viendra point, ne l'espérez pas, mon cher Walter; je me suis débarrassé à tout jamais des marques de la servitude, et la couleur rouge ou bleue est toujours la couleur de l'esclavage. Ni le roi ni personne ne me gagnerait; je dédaigne leur or, leurs honneurs, et toutes les friperies de grade, des décorations, ne valent pas une heure de ma liberté. Pourquoi, pour quelle chose précieuse me mettrais-je un collier au cou, pour un morceau de pain? Je puis trouver ma nourriture sur tous les buissons.
– Vous avez raison dans un sens, mon ami; mais vous aimez la gloire, et vous ne pouvez vivre sans les disputes, sans les batailles.
– Les disputes et les batailles! mais le monde m'offre un large espace pour satisfaire un penchant que vous croyez naturel.
– Il ne faut pas que notre adieu se termine par une dispute, dit Walter en voyant mon visage coloré par la haine qui bouillonnait au fond de mon cœur contre cette immense propagation de la tyrannie. Je pense peut-être comme vous, et mieux que moi vous savez, mon ami, que mes sentiments sont semblables aux vôtres. Mais je n'ai pas reçu de la nature ces grandes qualités qui font les hommes forts, énergiques et vigoureux.
Ma pauvre mère n'a connu que le chagrin et l'affliction; son existence a été triste, je me dois à elle. Dans mon enfance, Trelawnay, la main de ma mère était la seule qui me caressât, je ne connais pas d'autre lieu de repos que l'appui de son cœur, que l'asile de ses bras, et quand je commençai à comprendre les tendresses de son âme, je ne voulus plus quitter sa chère présence. Malade, c'était elle qui m'endormait, elle qui, par les mélodies de sa harpe, charmait mes oreilles, elle qui fermait mes yeux sous ses tendres baisers. Une fois, mon ami, je lui causai un chagrin; je m'en suis repenti longtemps! C'était le soir, auprès du feu, je lui demandai, avec cette cruelle étourderie de la jeunesse, où était mon père. Ma mère cacha sa belle tête dans ses mains, et de convulsifs sanglots soulevèrent sa poitrine. Sir Walter devint pâle, une larme mouilla sa paupière.
– Ne me croyez pas un enfant, Trelawnay, si je vous parle ainsi, c'est que j'ai le cœur plein d'affection pour ma mère. Ah! cher, vous ne connaissez pas l'amour pur et ardent qui unit deux cœurs indifférents à tous les autres, deux cœurs qui sont celui d'une mère abandonnée, déshonorée, et celui d'un pauvre enfant orphelin. Je sais que le cher ange s'est privé pour moi des choses les plus nécessaires de la vie, que, pour me retirer de la marine, dans laquelle elle sentait que je souffrais, quoique je ne le lui eusse pas dit, elle a fait les démarches les plus cruelles, les plus humiliantes peut-être! Eh bien! Trelawnay, puis-je maintenant détruire ses plus chères espérances? Ma condition est heureuse, et dans deux ans j'aurai un congé pour aller en Angleterre, et alors… Mais, dites-moi, puis-je? voudriez-vous que, déserteur, je tuasse une pareille mère?
Je pressai la main de Walter sans pouvoir lui répondre.
– Venez me voir, reprit Walter, nous parlerons de vos projets, et rappelez-vous bien que, quelle que soit la différente direction que nous donnerons à notre vie, nous serons toujours des frères. Prenez ce livre, ami, il m'a rendu presque incapable de remplir ma nouvelle profession; je vous le donne. Sa lecture convient aux hommes qui ont une âme comme la vôtre. Il faut que j'essaye de l'oublier; mais qui peut détourner son esprit des charmes de la vérité? Walter me pressa une dernière fois la main et partit sans tourner la tête. Quand mes yeux tombèrent sur de Ruyter, tranquillement assis sous un arbre, occupé de fumer son hooka, je m'aperçus qu'il frottait ses paupières avec sa large main.
– Ce Walter fera de nous des femmes, me dit-il; j'aimais bien ma mère aussi, mais je ne puis pas parler d'elle, et, comme ce pauvre Walter, je n'ai point connu mon père.
En achevant ces paroles, de Ruyter baissa la tête et fuma silencieusement.
– Ce garçon, reprit-il après un moment de silence ému, a un bon cœur, mais il a trop teté du lait de sa mère, et cet abus l'a métamorphosé en fille. Quel livre vous a-t-il donné, Trelawnay? la Bible de sa mère, un livre de Psaumes, un manuel de cuisine ou une liste de l'armée?
Je tendis le volume à de Ruyter.
– Ah! s'écria-t-il, Des ruines des empires, et les lois de la nature, de Volney. Par le ciel! ce garçon a une âme. Si j'avais su cela plus tôt, je l'aurais fait travailler dans une meilleure cause. Bah! ajouta de Ruyter, non, un bâton courbé, quoique remis en droite ligne, essaye toujours de reprendre sa forme naturelle. J'ai confiance en vous, Trelawnay, en des hommes qui sont naturellement honnêtes et résolus. Ils peuvent aussi quelquefois être détournés de leur route par leurs caprices ou par la force, mais à la fin de la lutte ou de l'erreur de leur esprit ils reprennent la bonne route. Allons, il faut que je rentre en ville dès demain, et que dans dix jours je sois en mer. Qu'allez-vous faire?
– Je ne sais, je n'y ai pas encore pensé. Je me plais dans votre résidence, et j'y suis heureux.
De Ruyter se mit à rire.
– Bien, mon cher garçon, fort bien, je ne m'oppose pas à vos désirs. S'ils vous retiennent ici, le bungalo est à vous, si vous voulez. Visitons la propriété; voyons, il y a seize cocotiers, et ce sera bien le diable si, avec le produit de ces arbres et celui du jardin, vous et votre jak vous ne trouvez pas assez de subsistance pour vivre. Vous ferez du toddy, et le toddy fermenté devient un excellent rack. Mêlée avec du riz, l'amande du coco fera un nourrissant curry. De plus, cet arbre précieux vous fournira de l'huile pour polir votre peau et pour vous éclairer le soir. Ajoutez à cela que de chaque coquille de noix vous pouvez faire une tasse; les gousses vous fourniront de la literie, du fil, des cordages. On peut encore faire une canne de l'arbre lui-même lorsqu'il est vieux.
– Oui, je ferai tout cela, dis-je avec le plus grand sérieux; du reste, je ne me contenterai pas de la frugale nourriture des fruits, je chasserai.
– Parfaitement, mon garçon, mais permettez-moi de vous faire une petite remarque. Les choses les plus exquises deviennent insipides et nauséabondes lorsqu'elles sont trop entièrement possédées. Cela peut arriver à celles-ci, tout exquises, toutes délicieuses qu'elles sont. Si ce dégoût arrive, rappelez-vous que j'ai sur mer un joli petit vaisseau bien armé, et façonné pour la guerre ou pour la paix, suivant le besoin des circonstances. Souvenez-vous encore qu'il me manque un officier entreprenant, un homme tel que je vous jugeais autrefois, mais je me suis trompé.
– Où est ce vaisseau, de Ruyter? Vous ne m'avez jamais parlé de cela. Allons, où est-il?
– Vous oubliez votre toddy, vos noix de coco, votre vie pastorale?
– Eh! non, je ne l'oublie pas, mais laissez-moi voir le bateau. Comment est-il formé? où est-il? combien de tonneaux? d'hommes? qu'est-ce qu'il doit faire? Répondez-moi.
– Du tout, vous me semblez si admirablement conformé pour la vie de baboo (cultivateur), qu'il vaut mille fois mieux que vous restiez ici. Peut-être que l'année prochaine votre fantaisie vous conduira dans les îles pour ramasser quelques jeunes beautés perses et hindoues, afin d'activer la propagation des paysans. Est-ce là votre loi de la nature?
De Ruyter se moqua de moi pendant toute la soirée, et ne voulut jamais répondre aux questions que je lui faisais relativement au vaisseau. Comme il avait l'habitude de voyager la nuit, au premier rayon de la lune il se leva, me tendit la main, et me dit en jetant sur la table un sac de pagadas:
– Ne vous privez, mon cher Trelawnay, d'aucune des satisfactions que l'argent procure, et attendez ma visite d'ici à quelques jours.