Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», sayfa 14
XXXIV
Nous avions ordonné à quelques-uns de nos hommes de prendre possession des bateaux et de la barge de l'ennemi, qui se trouvaient côte à côte du grab, pendant que le cutter et un autre bateau rempli d'officiers fuyaient en pleine mer. Mais une poignée de matelots, guidés par un officier, s'opposa à l'opération, revint à la charge, et tenta de se frayer à l'arrière un passage jusqu'à de Ruyter.
Soit qu'ils voulussent, d'un commun accord, s'attaquer au commandant de notre sombre équipage, soit que l'officier eût l'intention de se mesurer avec mon ami, soit encore qu'il ne voulût être désarmé que par un égal, toujours est-il qu'il se fraya bravement un passage au travers de la foule compacte des marins.
De Ruyter comprit le véritable désir de l'officier, car il cria impérieusement:
– Retirez-vous, Arabes, laissez passer le chef, mais seul!
Au lieu de rendre son épée, ainsi que je m'y étais attendu, l'officier s'élança vers de Ruyter avec l'impétuosité de la foudre. Sa taille, vigoureusement élancée, égalait la souplesse de celle de l'ennemi qu'il voulait combattre. La résolution de l'officier parut sourire à de Ruyter, car sa figure se dilata, et un éclair jaillit de ses yeux expressifs et perçants.
De Ruyter tenait un pistolet dans la main gauche, et sa main droite s'appuyait sur une courte épée d'abordage. À plusieurs reprises, et presque inutilement, il ordonna aux matelots de s'éloigner de lui, les menaçant de ses armes s'ils n'obéissaient pas. Enfin l'espace fut laissé libre, et les deux champions se trouvèrent en présence.
L'arme de l'étranger, espèce de coutelas fait d'un mauvais métal, plia comme un cerceau quand il se frappa contre la garde de l'épée de de Ruyter, qui se tenait seulement sur la défensive. À ce moment critique, et croyant en danger la vie de son capitaine, le cuisinier du grab, un noir de Madagascar, s'arma de son couteau, et il allait le plonger dans la poitrine de l'officier anglais, lorsque de Ruyter, qui s'était aperçu du mouvement, changea de position, lui cassa la tête d'un coup de pistolet, et dit à l'étranger:
– Allons, lieutenant, vous avez agi en brave, et il fait trop chaud pour nous donner des coups d'épée. Vous oubliez que vous êtes sur le vaisseau d'un ami. Allons, allons, jetez votre arme!
En entendant les bienveillantes paroles de de Ruyter, je m'élançai vivement vers l'officier, et après un court examen de ses traits, je m'écriai avec joie:
– Aston! Comment, c'est vous, Aston?
Aston jeta son épée et me regarda avec surprise. Il pouvait à peine distinguer une figure humaine au travers du voile de sang, de sueur et de poudre qui me masquait le visage.
– Ah! dit-il, je vous vois tous deux maintenant: le bien connu de Ruyter, qui se nommait autrefois de Witt, laborieux marchand de Bombay, et… et vous!
Aston me considéra tristement, et reprit, après m'avoir laissé comprendre par un muet reproche combien il blâmait ma conduite:
– En luttant contre un équipage commandé par deux pareils hommes, nous n'avions aucune chance de succès; il était ensuite impossible de vous prendre dans une position si bien fortifiée; nous avons inutilement perdu les plus braves garçons de notre vaisseau. Quelle sottise ou quelle folie! Je ne sais de quel terme qualifier notre témérité; mais elle vient de l'ignorance du nom de l'ennemi que nous voulions combattre.
Quelques-uns des hommes appartenant à la frégate essayaient encore de se sauver, et deux bateaux partis pendant la confusion tentaient de s'emparer d'un troisième dont nos Arabes avaient pris possession; de sorte qu'il y avait encore de temps en temps des coups de canon et de pistolet. Irrité de l'entêtement des vaincus, de Ruyter s'avança vers Aston et lui dit d'un ton grave:
– Je vous en supplie, monsieur, parlez à vos hommes. S'ils désirent profiter des usages de la guerre, ils doivent abandonner des efforts inutiles pour soutenir une opposition plus longue; leur lutte est une folie, plus encore, une déloyauté. Je ne puis m'opposer, en face d'une attaque, à la défense de mes gens; mais, après avoir baissé leur drapeau, vos hommes ne doivent ni fuir ni essayer de reprendre leurs bateaux; et, croyez-le bien, lieutenant, le seul désir qui dicte mes paroles est celui d'éviter l'effusion du sang.
Aston sauta sur le devant du navire, et ordonna aux hommes qui se battaient dans la barge de venir à bord du grab.
Quand cet ordre fut exécuté, Aston se tourna vers de Ruyter et lui dit en souriant: – Permettez-vous à ceux qui sont partis de profiter de leur chance?
– Certainement, répondit de Ruyter; je n'ai besoin ni de bateaux ni de prisonniers; cependant il faut que je remplisse le devoir qui m'oblige de garder ceux que je possède, quoique je sois excessivement contrarié de les avoir. Je n'ai jamais de ma vie gagné une bataille aussi inutile, et non-seulement j'ai perdu mes meilleurs hommes, mais encore les services momentanés de ceux qui sont entre les mains du docteur.
– Un succès continuel, fit observer Aston en contemplant avec tristesse les débris de sa petite flotte, rend trop confiant, et en voici les résultats.
– Non, dit de Ruyter, c'est au contraire cette confiance qui assure votre succès dans presque tout ce que vous entreprenez. Toutes les nations ont eu leur tour, et aussi longtemps qu'elles se sont crues invulnérables, elles l'ont été. Quand elles commencent à douter de leurs forces, elles ne sont plus victorieuses. Il faut que ces races – de Ruyter désigna un drapeau américain qui couvrait une écoutille – prennent l'essor en haut, c'est leur station… Mais, Trelawnay, conduisez votre ami en bas, traitez-le en frère. Mon Dieu, garçon, qu'avez-vous? je ne vous croyais que très-légèrement blessé!
En prononçant ces paroles, de Ruyter s'élança sur moi, et la promptitude de ce mouvement amortit ma chute, car je tombai sans connaissance.
Depuis quelques instants, Van Scolpvelt se promenait sur le pont, examinant, additionnant, récapitulant avec une indicible satisfaction la riche moisson de patients que la bataille lui avait faite. Malgré la joie qui remplissait le cœur du bourreau Esculape, un froncement de sourcils très-prononcé accompagnait son regard lorsqu'il rencontrait, dans les évolutions de sa promenade fantastique, la figure bienveillante et douce d'un médecin anglais qui avait suivi Aston sur le grab, et auquel, par l'autorisation de de Ruyter, devaient être confiés tous les blessés de sa nation, beaucoup plus nombreux que les nôtres, et qui ne prétendaient nullement aux soins de Van Scolpvelt, bien au contraire, et il en eut l'irrécusable preuve.
Occupé à chercher dans le groupe des malades de son confrère un cas d'amputation, afin de tenter une seconde épreuve de son nouvel instrument, Van Scolpvelt fut interrompu dans son ardente et silencieuse perquisition par la voix d'un matelot qui disait avec l'accent d'une frayeur jouée:
– Tom, mon ami, regarde; voici un Indien, un diable, un cannibale, il va enlever le paillasson de nos têtes (c'est-à-dire nous scalper), nous hacher en morceaux, et ensuite il nous servira sous le nom de porc salé aux mauricauds qui seront assez forts pour se mettre à table à l'heure du dîner.
– Que je sois damné, répondit l'homme appelé Tom, si je n'oppose pas à la fourchette de ce vieux Belzébuth la défense d'une bonne cuiller!
Et il ramassa une des cuillers à balles.
Offensé par ces séditieuses paroles, l'opérateur vint pour se plaindre à de Ruyter au moment où je perdais connaissance.
En me voyant tomber, Van Scolpvelt se frotta les mains, se pencha vers moi, et dit en souriant d'un air content de lui-même:
– Je savais bien qu'il succomberait. Lorsque je l'ai vu blessé à la figure, je lui ai offert mes soins, mais il les a refusés, il a ri, – ri! Il ne rira plus maintenant. Oui, en vérité, il se croit plus savant que moi, plus savant que le docteur Van Scolpvelt!.. Je préférerais fumer ma meershaun (pipe) dans le magasin à poudre que de prendre la peine de le saigner, car il est aussi entêté, aussi opiniâtre qu'une femme. Il a tué mon patient; n'aurait-il pas été plus simple, plus juste et surtout plus utile de me laisser scier les jambes du lascar? Mais non, il aime à tuer, c'est la passion de sa nature brutale, féroce, indomptable. Enfin, il a reçu sa punition, car ceci est un jugement de Dieu. Sans lui j'aurais eu un sujet, un sujet magnifique.
Pendant ce monologue, qu'Aston me répéta, je fus transporté dans ma cabine. Là, Van Scolpvelt détacha ma ceinture, et en ôtant ma chemise rougie par le sang, il trouva deux autres blessures, l'une faite par une balle qui avait traversé le bras gauche, l'autre par la crosse d'un mousquet.
– Jugement de Dieu, punition du ciel, reprit Van Scolpvelt, pour le plus atroce des crimes, celui de tromper son chirurgien. Il ne voulait pas non plus apprendre comment on applique un tourniquet, imprudent et déraisonnable jeune homme! Je ne doute pas, on ne doit pas douter qu'il aimerait mieux perdre la vie que l'opiniâtre entêtement de son caractère; rien ne l'émeut, rien ne l'arrête, rien! Il m'a triché, volé, frustré d'un patient!
Ici, Van Scolpvelt coupait les chairs meurtries et fourrait de l'étoupe dans la blessure.
À un vif tressaillement de douleur qui me fit reprendre mes sens, Van Scolpvelt s'écria d'un ton surpris:
– Ah! ah! il n'aime pas cela; je croyais pourtant qu'il n'avait pas la moindre sensibilité.
Sur ces paroles, le docteur me quitta en me confiant à la garde d'Aston.
XXXV
Lorsque j'eus entièrement repris connaissance, je vis Aston penché sur moi, attentivement occupé à laver ma figure avec de l'eau mêlée de vinaigre.
Quelques minutes se passèrent avant qu'il me fût possible de comprendre l'état dans lequel je me trouvais et même de me rendre compte des circonstances qui l'avaient produit. La figure d'Aston me rappela la boutade que j'avais eue de me jeter du haut du mât dans la mer, et je lui dis, en me croyant encore sur le vaisseau du capitaine-fermier:
– Est-ce bien vous, Aston; où suis-je?
– Où je suis fâché de vous trouver, Trelawnay; peut-être vous eussé-je pardonné tout autre drapeau que celui-ci.
– Voyons, Aston, – car ces paroles me firent revenir à la réalité, – avouez que j'ai eu mille raisons pour m'être à tout jamais dégoûté du premier. Maintenant, je ne me bats que sous les ordres de de Ruyter. Montrez-moi un homme plus loyal, plus chevaleresque, plus brave, plus noble, et je le quitte à l'instant.
– L'appréciation que vous faites du grand caractère de de Ruyter est connue, mon cher Trelawnay. Aussi bien que vous, je sais que c'est un homme d'un rare mérite; mais là n'est point le sujet du regret que j'exprime, et votre réponse nous éloigne de la question.
– Eh bien! Aston, pour y répondre, je ne puis qu'interroger vos souvenirs; ils vous rappelleront, sans doute, la situation dans laquelle je me trouvais à l'époque où je me suis mis, non dans la dépendance, mais sous l'amicale protection de de Ruyter. À ma place, quel parti auriez-vous pris?
Aston réfléchit quelques instants, me serra affectueusement la main et me dit avec bonté:
– Par le ciel! je crois que j'aurais agi comme vous l'avez fait… mais, ajouta-t-il en souriant, à votre âge.
– Si vous connaissiez de Ruyter comme je le connais, Aston, vous n'ajouteriez pas cette parenthèse. Sur tout homme de cœur, mon ami exercera l'irrésistible puissance qu'il a exercée sur moi: je l'ai suivi parce que je l'ai aimé, et je le suivrai toujours parce je l'aimerai toujours. En conséquence, ne parlons de rien qui puisse, même indirectement, assombrir l'éclatante lueur de cette amitié… Comment vont les choses sur le pont? Il me semble que la nuit est bien profonde, et que nous sommes dans une singulière situation. Est-ce le ressac qui frappe contre le grab?
– Non, mais contre les rocs. Il n'y a au monde que l'aventureux de Ruyter qui soit capable de se hasarder dans un pareil ancrage. Je comprends aujourd'hui son but, c'était celui d'empêcher notre vaisseau de venir côte à côte du sien. Quelle profondeur d'idée! Je n'eusse jamais pensé à cette ingénieuse défense.
– Et ce n'est point la première fois qu'il a jeté l'ancre à l'abri de ces rochers, mon cher Aston; mais le temps et les circonstances vous apprendront à connaître la supériorité de notre ami; en attendant, parlons de choses fort terrestres: donnez-moi à manger ou un verre de grog, car il faut que je me hâte de remplacer la liqueur rouge qui s'est échappée de mes blessures.
Mais comment diable le vieux Scolpvelt a-t-il arrangé mon bras? Je sens l'empreinte de ses griffes envenimer ma chair. Cet homme a toutes les qualités voulues pour être bourreau en chef des enfers. Aston, appelez, je vous prie, votre médecin. Van Scolpvelt a gâté mon appétit.
Aston envoya chercher son chirurgien, et me dit, en reprenant sa place auprès de moi:
– Van Scolpvelt a certainement une mise extraordinaire, et je ne puis pas dire que j'aime la coupe de sa figure.
– Je le crois, répondis-je en riant. Eh bien, mon ami, son affreux visage n'a rien de malséant ni de désagréable, en comparant la vue au toucher de ses mains, qui brûlent comme une pierre rougie dans un brasier.
Le chirurgien d'Aston parut.
Généralement les médecins ne censurent jamais avec franchise leurs confrères en profession, mais ils le font par une directe implication, c'est-à-dire en défaisant tout ce que l'autre a fait: ce qui fut exécuté par le médecin anglais, mais sans un mot de blâme. Pour apaiser l'irritation des chairs, du liniment était appliqué sur la blessure; mon nouveau docteur l'enleva, ainsi que les bouchons d'étoupe. Cette opération me soulagea aussi vivement que si on avait ôté une écharde de mon doigt.
Remis à mon aise par l'habileté du médecin, je repris ma conversation avec Aston, je lui serrai les mains en lui demandant des nouvelles de notre vaisseau, et pour quelle raison il l'avait quitté, car je savais que ce n'était pas celui-là qui nous avait poursuivis.
– Un de mes amis, me dit-il, avait reçu le commandement d'une frégate, et il m'a donné la place de premier lieutenant à son bord. Ayant reçu des nouvelles de deux frégates françaises, nous étions partis en toute hâte porter ces nouvelles à l'amiral, arrêté à Madras, et, en nous faisant accompagner d'une autre frégate, il nous avait ordonné de veiller sur elles et de ne point les perdre de vue. Nous les découvrîmes au Port-Louis, qu'elles avaient bloqué pendant quelques jours. Outre cela, on nous avait averti que de Ruyter était sur mer avec sa corvette, et nous avions ordre d'intercepter son retour au port. Je n'avais pas la moindre idée de le trouver ici sur le grab, que j'avais pris pour un vaisseau arabe. Je croyais bien cependant l'avoir vu quelque part, et je n'ai jamais pu me souvenir que c'était à Bombay. Mais alors je n'avais pas de cause pour supposer que de Ruyter et même de Witt avaient quelque connexion avec le grab, et à plus forte raison qu'ils étaient l'un et l'autre une même personne. De Ruyter a fait plus de tort au commerce de la Compagnie que tous les vaisseaux de guerre français. Aussi sa tête vaut-elle la rançon d'une frégate. Il est merveilleux, quelque habile qu'il soit, qu'il ait pu éviter si longtemps les piéges tendus sur son passage.
Après avoir fini ses arrangements sur le pont, de Ruyter vint nous retrouver; il serra la main que lui tendait Aston et lui dit avec bonté:
– Le désastre qui vous a fait tomber entre nos mains ne sera pas un très-grand malheur, et il est bien préférable que la victoire soit de mon côté. Quelle miséricorde pourrais-je espérer des marchands inquisiteurs s'ils me tenaient dans leurs griffes? Je préférerais mille fois sentir sur ma poitrine le genou d'un éléphant en fureur. Pour vous mettre à l'aise, autant que les circonstances peuvent le permettre, je laisse à votre jugement la disposition de vos hommes. Combien aviez-vous de personnes sur les bateaux?
– Soixante au plus, en comptant les officiers, répondit Aston.
– Bien. Profitez du voisinage de la frégate pour envoyer votre docteur à bord avec les hommes qui sont sérieusement blessés; ils y seront mieux soignés qu'ici, car nous sommes très-serrés, et nous nous attendions peu à recevoir des hôtes. Si vous avez des lettres à écrire, préparez-les.
De Ruyter remonta sur le pont; Aston commença sa correspondance, et, brisé de fatigue je m'endormis jusqu'au matin.
Le lendemain, je me trouvai assez fort pour monter sur le pont à l'aide d'un appui.
Une vigie que nous avions placée sur la pointe d'un rocher nous avertissait des mouvements de la frégate.
Vers huit heures, elle s'approcha de nous aussi près que purent le lui permettre le caprice du vent et le bouillonnement des vagues.
Nous envoyâmes notre chaloupe à son bord, pavoisée d'un drapeau de trêve. Elle contenait le docteur anglais, les blessés et un porteur des lettres d'Aston.
Le capitaine de la frégate renvoya ses remercîments; mais il promit à de Ruyter, tout en lui sachant gré de sa conduite polie et humaine, de le forcer à sortir de sa cachette.
Pour y réussir, tous les expédients furent employés; mais de Ruyter, en étudiant les signaux faits à l'autre frégate, savait que, sous aucun prétexte, elle ne devait quitter le blocus du Port-Louis. La première frégate, dépourvue de bateaux, ne pouvait donc rien faire par elle-même, et il lui était tout à fait impossible d'approcher du grab. La seule chance de succès qui restait à la frégate était de nous bloquer; mais les fréquents et dangereux orages de la saison ne pouvaient lui permettre de le faire efficacement.
Pour éviter la prolixité, – ai-je été assez fortuné jusqu'à présent pour y échapper? – et pour éviter le rocher sur lequel tant de gens ont fait naufrage, j'emprunterai un extrait du journal abrupt et concis de de Ruyter:
«Dix heures du matin.– Temps sombre, couvert de nuages, éclairs, fortes ondées; nous levons l'ancre, nous touons le vaisseau de son ancrage; aidés par les éclairs et par le vent frais de la terre, nous évitons les battures.
«Une heure.– Nous mettons à la voile et nous quittons l'île qui a été notre refuge.»
Ceci fut écrit trois jours après notre victoire. Nous dirigeâmes notre course vers Diego Garcia, et nous fûmes bientôt loin des frégates.
Nous avions à bord du grab mon ami Aston et vingt-six Anglais.
XXXVI
De Ruyter aurait volontiers libéré Aston, si ce dernier avait voulu accepter les offres généreuses de mon ami.
– Non, disait-il en fermant la bouche à de Ruyter, je dédaigne d'éviter les conséquences naturelles et méritées de ma folle entreprise. Si le succès qui a couronné votre défense avait récompensé mes efforts, il est certain que je me serais montré aussi généreux que vous. Malheureusement, les preuves de mes bonnes dispositions seraient limitées. Il est donc préférable que les événements aient pris cette marche. Je me soumets volontiers aux usages de la guerre, et je vous supplie, mon cher de Ruyter, de ne pas hasarder votre réputation en froissant les engagements que vous avez contractés envers la France. Ne vous servez pas de votre pouvoir pour me préserver de la punition qui m'attend. Ce ne sera qu'un emprisonnement rigoureux, mais court; puis il y a tant de prisonniers dans l'Inde, qu'un échange pourra promptement s'effectuer.
– Votre volonté sera la mienne, mon cher Aston; seulement, soyez assuré de ceci, – j'ai du moins assez de pouvoir pour vous le promettre avec certitude, – que si le nom de prisonnier ne vous tourmente pas, vous n'éprouverez aucune des indignités qui accompagnent ordinairement cette fâcheuse position. Si je pensais que dans les lieux où je commande il pût en être autrement, je vous libérerais malgré vous. Ma fidélité aux Français est de l'encre, et non du sang; je ne leur en dois pas. Notre contrat est un mutuel intérêt; cet intérêt n'existant plus, chaque parti peut le briser sans un instant d'hésitation. La lie que la révolution de 93 a fait bouillir m'ouvre l'île de France, une seconde Botany-Bay, où la France exile ses félons. Là, ils sont aussi frivoles, aussi légers, aussi violents que les brises du Mousan à Port-Louis, où le vent souffle de chaque quartier de la boussole, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil; mais ils n'osent pas se jouer de moi: je dis ils n'osent pas, parce qu'avec toutes leurs batteries de trompette, leurs cœurs ne sont ni nobles ni braves. Leur courage est une parole, leur fureur un ouragan en jupon. Ils vous détesteront parce que vous êtes brave, parce que vous êtes beau garçon, parce que vous avez un habit élégant; ils sont aussi envieux, aussi cruels, aussi lâches que l'est la race caquetante des singes de Madagascar.
Aston regarda de Ruyter avec surprise, tandis que je riais de cette moqueuse tirade.
– Je vous dis tout cela, lieutenant, parce que je désire que vous compreniez que, sous leur drapeau, je ne sers que mes intérêts. Comme nation, je les méprise, quoiqu'il y ait quelques bonnes âmes parmi eux. Malgré toute leur civilisation, – civilisation dont ils sont très-fiers, – malgré toute leur élégance de geste et de langage, ils vous traiteront avec indignité, car rarement ils ont eu ici l'occasion de décharger leur bile sur un prisonnier anglais. Mais, je vous le jure, ils vous respecteront, et je ne permettrai pas qu'un de mes prisonniers reçoive d'eux même un regard de mépris. Ainsi, nous nous comprenons.
– Maintenant, mes garçons, allons voir ce qu'il y a pour souper; j'ai peur que notre cuisine et notre faïence aient souffert depuis que ces rudes visiteurs nous ont abordés, et pourtant, avec un temps si froid et si obscur, nous n'avons pas besoin d'absinthe pour aiguiser notre appétit; descendez en bas, je jetterai seulement un coup d'œil sur la mer et je vous rejoindrai.
En descendant, j'appelai notre munitionnaire Louis, et je lui dis que nous étions aussi affamés que des hyènes.
– Mais, Louis, m'écriai-je en jetant un coup d'œil sur la table, qui pourra avaler le porc sec et la salaison pourrie que vous avez servis? Allons, mon vieux garçon, donnez-nous quelque chose de mieux, ou je serai obligé de faire rôtir Van Scolpvelt.
– Une fois que vous l'aurez avalé, vous ne mangerez plus, me répondit le munitionnaire; je préférerais dîner avec le sabot d'un cheval.
Au même instant, le docteur parut, attiré par le désir d'examiner mes blessures.
– Laissez-moi tranquille, vieux Van, lui dis-je; pas de chevilles caustiques pour moi. Asseyez-vous, et remplissez un peu votre peau, qui traîne sur vos os comme un morceau de canevas goudronné et ratatiné.
– Comment! s'écria Van Scolpvelt en essayant d'attirer à lui tout le service de la table pour le faire disparaître, mais il ne faut pas que vous mangiez. J'ai ordonné au garçon de vous préparer du conzé.
– Que votre eau de riz soit maudite! Allez, Louis, allez auprès du cuisinier, et dites-lui de nous faire rôtir deux poulets, ainsi qu'un morceau de porc; j'ai besoin de prendre quelque chose de solide et de réconfortant.
Van Scolpvelt allait contremander cet ordre, lorsque je lui mis impatiemment la main sur les lèvres. Puis, à la grande surprise du pauvre docteur, je versai dans une tasse le contenu d'une bouteille de madère, et je me préparais à la vider, lorsque, revenu de sa stupeur, Van s'élança sur moi en s'écriant:
– Pendant que vous êtes mon patient, je ne vous permettrai pas d'attenter à vos jours; vous ne stigmatiserez pas mon système. Au lieu de madère, vous boirez du jus de citron, à moins que vous ne préfériez du gruau de conzé; mais le citron vaut mieux: c'est le fruit du citrus de la classe polyadelphia, ordre icosandria, le principal ingrédient dans l'acide citrique, précieux pour les usages pharmaceutiques sur terre, et mille fois plus utile sur un vaisseau, où on ne peut jamais le trouver. Mais moi, moi Van Scolpvelt, j'ai travaillé longtemps pour le rendre applicable par la condensation. Jusqu'à présent, dans les mains des chimistes, il a montré des symptômes de décomposition; mais, avec l'aide d'un précieux mémoire composé par le savant Winschatan, précepteur de l'immortel Boerhaave, et daté de 1673, j'ai réussi à le préserver dans la forme concrète. Il a maintenant seize mois, et vous verrez qu'il est meilleur et plus frais qu'à l'époque où on l'a enlevé de l'arbre. Garçon, donnez-le-moi.
Tout occupé de prendre sa composition des mains de son aide, Van Scolpvelt oublia le madère, que j'avalai d'un trait.
Le docteur se leva gravement, et, après m'avoir jeté un regard froid, il prit sa bouteille, l'engouffra dans sa large poche et disparut.
– Capitaine, dit-il à de Ruyter, qu'il poursuivit sur le pont, Trelawnay est un fou: je ne suis pas habitué à les soigner; seulement, je vous conseille de lui faire mettre un gilet de force.
À la fin du souper, Louis plaça sur la table une bouteille de grès couverte de poussière et contenant du skedam couleur de bambou.
Nous nous assurâmes qu'il avait conservé son véritable goût et, selon la délicate observation de Louis, qu'il possédait la saveur d'une flamme mêlée avec le fumet de genièvre.
– Allons, Louis, faites-nous griller un biscuit; vous êtes le seul homme utile à bord; personne n'est capable d'égaler votre adresse pour faire cuire un biscuit à point.
Quand Louis fut descendu pour remplir sa mission, Aston me demanda:
– Quel homme est donc ce Louis?
– Le munitionnaire; il remplit de plus les fonctions de commis et quelquefois celles de cuisinier. C'est un homme double, un garçon sans pareil. Né à l'île Maurice, il réunit dans sa personne les traits caractéristiques de deux nations, le gros ventre et la taille carrée d'un Hollandais aux maigres bras et aux jambes d'un Français; il ressemble à un muid de skedam posé sur des échasses. Sa figure est un burlesque mélange des traits de son père et de ceux de sa mère; grasse et ronde comme une citrouille, elle laisse une large place à un nez français, semblable à une figue mûre, rouge et à la queue élevée. Sa bouche, fendue d'une oreille à l'autre, a des lèvres grosses, flasques, humides, qui en s'entr'ouvrant montrent une rangée de dents tout à fait pareilles aux pieux posés à l'entrée d'une digue hollandaise, et, comme cette digue, toujours prête à recevoir ce qu'on lui offre. Le véritable menton de Louis est ridiculement court, mais, d'une nature aussi féconde que son estomac, il s'est ajouté trois ris. C'est une masse de gras collée sur un vrai cou français, long, osseux et courbé à la façon de celui du dromadaire. La tête de Louis paraît être formée pour porter une couronne d'or, car, à moins de quelque chose de cette forme et de ce poids, rien ne peut rester sur sa tête lorsqu'il fait du vent: aussi ses compagnons lui ont-ils donné le sobriquet de Louis le Grand. Mais le voici, regardez-le bien, et dites-moi si j'ai exagéré le portrait que je viens de faire.
Quand les biscuits furent placés sur la table, je dis à Louis:
– Racontez au lieutenant de quelle façon vous avez obtenu la place de munitionnaire.
– Quand le dernier mourut, monsieur.
– Soit, bien, je sais cela; mais comment mourut-il?
– Monsieur, dit Louis dans un jargon mêlé d'anglais et de français, ce munitionnaire avait un très-grand amour pour l'économie, et un soir, comme il était en train de placer sur la table de la cabine un morceau de fromage dur, sec et salé, je voulus lui faire observer que ce fromage n'était pas mangeable. Il ne répondit à la justesse de ma remarque qu'en m'appelant niais, délicat, extravagant, et il me soutint que le fromage était un très-bon fromage; pour me le prouver, tout en continuant de m'appeler entêté, imbécile, il en cassa un morceau et essaya de l'avaler; mais le morceau resta dans sa gorge comme restent dans celle d'un serpent les cornes d'une chèvre qu'il a avalée tout entière. Van Scolpvelt était sur terre, j'étais l'ami du pauvre munitionnaire, et je frappai sur son dos pour lui faire rendre l'étouffant fromage. Ma foi, monsieur, je frappai tant et tant qu'il en mourut, et je pris tout naturellement la place du défunt.