Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», sayfa 5
X
Dès notre arrivée à un port anglais, je fus placé et détenu à bord d'un garde-côte à Spithead, et peu de jours après on me transféra sur un sloop de guerre. Ces différentes dispositions furent opérées sans qu'un signe d'existence, de souvenir et d'amitié me fût donné par ma famille. J'en souffris cruellement; mais, quoique bien jeune, l'étrangeté aventureuse de ma vie m'avait donné assez d'orgueil et assez de philosophie pour me rendre dédaigneusement indifférent, en apparence du moins, à l'abandon de ma famille.
Cet abandon était cependant bien complet, car jusqu'à ce jour, quoique éloigné des miens, j'avais eu dans mes chefs des amis ou des connaissances de mon père, tandis que ce nouvel embarquement me livrait sans défense à la volonté tyrannique de personnes étrangères à mon cœur et à mes intérêts.
Je me trouvais donc, à quatorze ans, jeté sur un vaisseau, sans protection visible ou lointaine, sans argent et dépourvu des objets les plus nécessaires.
Je ne ressemblais guère à un prudent et soigneux jeune homme dont l'étonnante figure se dessine dans le tableau de mes souvenirs.
C'était un certain midshipman écossais que ses parents avaient envoyé à la mer avec une très-petite quantité d'habits pour son dos; mais, en revanche, une bonne provision de maximes écossaises dans la tête, telles que:
«Un sou épargné est un sou gagné.»
«Les petits ruisseaux font les grandes rivières.»
Cet impudent escroc à cheveux jaunes avait enlevé de ma malle, à bord du garde-côte sur lequel j'avais été emprisonné, la plupart de mes vêtements. Un jour, un matelot l'ayant surpris porteur d'un paquet de choses bizarres, telles que de vieilles brosses à dents, des morceaux de savon, du linge sale, lui demanda ce qu'il venait de faire.
– J'ai, répondit-il avec le plus grand sang-froid, ramassé sur le pont les vieilleries qu'on y laisse traîner.
Ce filou calédonien eut l'effronterie d'avouer qu'il possédait trois ou quatre douzaines de chemises, chacune avec une marque différente; le gaillard avait dîmé sur trente ou quarante d'entre nous. S'il avait trop de prévoyance, moi, j'en avais trop peu. Manquant de tout, n'ayant personne qui prît la peine de s'inquiéter de mes besoins, je repris la mer sur le sloop de guerre.
Nous touchâmes successivement à Lisbonne, à Cadix, à la côte de l'Amérique du Sud, puis à la côte d'Afrique. Notre voyage dura dix-huit mois, et je vis trois des parties du monde, de sorte que j'acquis par la pratique un peu de géographie pendant les douze ou quinze mille lieues que nous parcourûmes.
Notre commandant était un capitaine explorateur. Petit, arrogant, plein de suffisance, et, comme la plupart des petits hommes, il se croyait un très-grand personnage. La seule chose que je puisse me rappeler de cet extrait de commandant est son habitude de tourner la tête tout d'une pièce de mon côté en m'adressant la parole avec des grognements de voix et des mots bien sonores et bien grands pour une si petite bouche. Il me disait donc aigrement:
– Eh bien! hideux colosse, tête de bois, masse inerte et épaisse, pourquoi flânez-vous là au lieu d'obéir à mes ordres?
Le commandant me haïssait parce que j'étais formé comme un homme, et je le méprisais parce qu'il me ressemblait fort peu, et en toute vérité il avait des allures de singe lorsque la colère le faisait sauter à cheval sur l'affût d'une caronade pour frapper les matelots à la tête.
Comme, dans le cours de ma vie, j'ai revu en détail toutes les parties du monde, et avec des facultés développées et des sentiments éveillés, je n'ai pas besoin de m'appesantir sur des événements puérils. Je déteste les bavardages enfantins et les contes de grand'mère, cela est aussi fâcheux que les dédicaces du Spectator, ou les écrits moraux, fastidieux et méprisés par l'ivresse dont Addisson charme ses lecteurs.
En revenant en Angleterre, notre commandant fit la connaissance de mon père, lequel, loin d'être adouci par mon temps d'exil, temps plus dur encore que la pierre et le fer, réitéra l'ordre suprême et abhorré de me rembarquer sur un autre navire en partance pour les Indes orientales.
Nous fûmes bientôt en mer. Qui pourrait peindre ce que je ressentis en me voyant arraché de mon pays natal, condamné à traverser l'immense Océan jusqu'à des régions sauvages, privé de tout lien, de toute communication; déporté comme un criminel pour une si grande partie de ma vie, car, à cette époque, peu de vaisseaux revenaient de leur course avant sept ou huit ans!
J'étais enlevé aux miens sans avoir vu ma mère, mon frère, mes sœurs, sans avoir vu une figure aimée; personne ne m'avait dit un mot de consolation ni ne m'avait inspiré le plus petit espoir. Si le domestique de notre maison, si même le vieux chien compagnon de mon enfance était venu jusqu'à moi, je l'aurais embrassé avec bonheur, mais rien, mais personne!
À dater de cette époque, mes affections pour ma famille et ma parenté s'aliénèrent, et je recherchai dans la vaste étendue du monde l'amour des étrangers. Séparé de ma famille, je l'étais encore de ces compagnons de douleur que j'avais appris à aimer. Ce double supplice, on peut le ressentir, mais on ne saurait l'exprimer. L'esprit invisible qui soutenait mon énergie au milieu de tous ces chagrins est encore un mystère pour moi; aujourd'hui même que mes passions sont affaiblies par la raison, par le temps et par l'épuisement, j'en recherche la puissance et les causes. Mais le feu intense qui brûlait dans ma tête s'est assoupi et ne se révèle que par ces lignes profondes gravées prématurément sur mon front; cependant, de temps à autre, le souvenir de ce que j'ai souffert attise la flamme et ranime mon indignation.
Il ne me fut pas possible de mettre en doute la conviction désolante que j'étais un être maudit, que mon père m'avait rejeté de sa demeure dans l'espoir de ne m'y revoir jamais. L'intercession de ma mère (si elle en fit aucune) fut stérile; j'étais livré à moi-même. La seule preuve que mon père se souvînt qu'il avait encore des devoirs à remplir envers moi se réalisait par une allocation annuelle à laquelle l'obligeait ou sa conscience, ou son orgueil. Peut-être, ayant rempli cette formalité, il se disait, comme tant d'autres hommes qui se croient bons et sages:
– J'ai pourvu aux besoins de mon fils; s'il se distingue, s'il revient homme honorable et haut placé, je pourrai dire: C'est mon enfant, je l'ai fait ce qu'il est. Son caractère indomptable ne lui permettait que la carrière maritime, je la lui fis embrasser.
Mon père m'abandonna donc à mon sort, avec aussi peu de regrets qu'il en aurait éprouvé en ordonnant de noyer une portée de petits chiens.
Arraché de l'Angleterre dans de pareilles conditions, l'avenir me parut sombre, et malgré mon extrême jeunesse, malgré mon esprit bouillant et la tournure gaie de mon caractère, je ne pus apercevoir ni la plus petite espérance ni un jour serein dans la chaîne de mon esclavage.
Nous étions en mer depuis deux ou trois semaines, lorsque le capitaine, irrité contre un de ses lieutenants, s'approcha de moi et me dit:
– Faites bien attention à vous, et rappelez-vous que j'ai appris du commandant A… les atrocités que vous avez commises à son bord.
– Je ne me sens coupable d'aucune mauvaise action, répondis-je froidement.
– Quoi! s'écria-t-il, car il avait besoin d'épancher le reste de sa colère sur quelqu'un de moins capable de se défendre qu'un officier. Quoi! monsieur, n'est-ce rien que d'assassiner les gens? Je vous convaincrai du contraire, et à la première plainte que j'entends porter contre vous, je vous fais jeter hors du vaisseau.
La réalisation de cette vengeance, d'être mis à terre, eût comblé mes vœux les plus ardents; cela me fit sourire.
Il crut sans doute que c'était de mépris, et me quitta plus furieux encore.
Je m'aperçus bientôt que le capitaine n'était pas méchant, mais seulement faible et très-irascible.
Il avait vécu, pendant plusieurs années, en demi-solde, retiré à la campagne, et son retour forcé à la profession maritime avait interrompu, sans l'affaiblir, son goût pour l'agriculture.
Pendant le long espace de temps qui s'était écoulé jusqu'à ce qu'il fût appelé à commander un vaisseau, le capitaine avait suivi son penchant naturel en s'appliquant en toute satisfaction à cultiver les champs paternels, et il était plus glorieux de voir ses porcs et ses moutons bien engraissés, de labourer la terre pour ses navets de Suède, que de tracer un sillon sur l'océan des Indes avec la proue d'une brillante frégate.
Le pauvre homme n'avait pas cherché l'honneur de ce commandement; mais un membre honorable de sa famille, qui appartenait à l'amirauté, scandalisé des occupations de ce marin dégénéré, de ce fermier-capitaine, le fit rappeler au service et revêtir officieusement des honneurs du commandement.
Il abandonna donc avec tristesse ce qu'il ne pouvait emporter avec lui, sa maison et ses terres; il pleura ses enfants, sa femme, mais son cœur éclata sous l'émotion qu'il éprouvait lorsque ses regards humides contemplèrent la glorieuse et magnifique montagne du plus riche des composts.
Quant au bétail vivant, aux porcs, aux moutons, à la volaille, après avoir dépensé plus de temps, d'argent et de patience pour les nourrir et les élever que bien des pères ne le font pour leurs enfants, il les amena à bord avec lui, et cette singulière ressemblance du vaisseau avec une basse-cour faisait les délices du capitaine.
La plus grande partie de son temps était consacrée aux enfants de son adoption, et le premier lieutenant avait la charge du navire, sans autre dédommagement à ce plaisir que celui de recevoir une partie de la mauvaise humeur qui s'élevait sur le tillac à l'encontre des officiers, toutes les fois qu'une mésaventure arrivait dans la basse-cour.
En somme, nous autres midshipmen, nous lui étions plus à charge que le capitaine ne l'était à nous-mêmes, et je me rappelle qu'un de nos grands plaisirs était de percer avec une aiguille la tête d'une ou de deux volailles, et de les sauver de la mer en les fricassant pour notre souper.
Notre capitaine était, dans toute l'acception du mot, une bonne pâte d'homme, c'est-à-dire ni assez bon ni assez mauvais pour faire quoi que ce soit de bien ou de mal.
Il était aussi impossible de l'aimer et de le respecter que de le haïr et de le mépriser.
XI
Parfaitement résolu de quitter la marine pour suivre au gré du hasard, et à l'aide de mon courage, le cours d'une vie aventureuse, je commençai à comprendre le prix de la science et à m'occuper d'acquérir l'instruction qui m'était nécessaire pour me diriger sans conseil.
Mon temps fut dès lors si activement occupé par les leçons de dessin, de navigation et de géographie, qu'il ne me fut possible de réserver pour ma passion de lecture que les courts instants de loisir qui suivaient ou qui précédaient les heures de repas.
Après avoir longuement questionné les vieux matelots sur les mœurs, sur les habitudes, sur les goûts des habitants des Indes et de leurs nombreuses îles, j'acquis une certaine connaissance des lieux et des usages d'un pays pour lequel je ressentais une sorte de passion, et que mes rêves poétisaient au delà du réel.
La marche rapide du vaisseau ne fut arrêtée par aucun accident, et après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, nous jetâmes l'ancre dans le port de Bombay.
La seule circonstance qui se rattache à la suite de ma vie et qu'il soit nécessaire de mentionner ici est l'intimité fraternelle que je formai à cette époque avec le plus jeune des lieutenants du vaisseau.
J'avais souvent partagé avec lui les veilles de nuit, et, pendant ces longues heures de silence et de solitude, Aston avait, en causant avec moi, approfondi et sondé mon caractère réel, de sorte qu'il avait découvert que je n'étais pas ce que je semblais être. La bonté de ses questions, les encouragements affectueux de sa parole bienveillante, avaient tiré de la coquille dans laquelle ils s'étaient cachés les bons instincts de ma nature. Aston réveilla en moi les sentiments engourdis de la générosité, de la tendresse; il m'aima, me conseilla, et devint mon champion dans la guerre haineuse que me livraient sans trêve ceux qui se trouvaient par leur position au-dessus de moi.
Une des causes de la vive amitié que me témoignait visiblement Aston était le souvenir d'une scène qui s'était passée entre le second lieutenant et moi, et à laquelle il avait assisté.
Un jour, en me questionnant sur un devoir, ce lieutenant me dit:
– Quand vous répondez à mes demandes, monsieur, il faut ôter votre chapeau.
– Je vous ai salué comme je salue le capitaine, monsieur, répondis-je en portant la main à mon chapeau.
Le lieutenant rougit et s'avança vers moi:
– Ôtez votre chapeau, monsieur, vous parlez à votre supérieur!
– Mon supérieur! je n'en ai pas.
– Comment, monsieur, vous n'en avez pas? Ne suis-je donc pas officier, n'êtes-vous pas sous mes ordres?
– Oui, monsieur, vous êtes officier.
– Eh bien! pourquoi me manquez-vous de respect? Pourquoi n'ôtez-vous pas votre chapeau?
– Je ne l'ôte jamais, monsieur.
– Obéissez-moi sur l'heure, gronda le lieutenant d'une voix furieuse.
– Non, je ne veux pas.
– Comment, vous ne voulez pas?
– Non, parce que je n'ôte mon chapeau que devant l'image de Dieu… que devant celle du roi.
Le lieutenant me quitta exaspéré de colère.
Ce parasite croyait, – ou du moins, on l'aurait pensé par sa manière d'agir, – que la seule utilité d'un chapeau était de pouvoir le tenir pointé vers la terre, comme la preuve d'une basse et rampante nature.
Quoiqu'il eût adroitement accaparé les bonnes grâces du capitaine, ses plaintes contre moi, lorsqu'il m'accusa d'une insolente désobéissance, ne produisirent aucun effet. Il m'en garda une si vive et une si profonde rancune, qu'il saisit avec une âcre méchanceté toutes les occasions pour entasser sur ma conduite une innombrable suite de méfaits. S'il réussit parfois à m'attirer de graves punitions, il fit grandir dans mon sein une haine qui rêva, qui chercha, et qui enfin exécuta son projet de vengeance…
Une seconde cause se rattache encore à la naissance de la tendresse qu'Aston me portait.
Pendant que nous rasions la côte entre Madras et Bombay, un bâtiment aux allures suspectes, après avoir essayé d'éviter nos regards, chercha à fuir sans que nous eussions manifesté, ni par un signal ni par un appel, le désir de le connaître. En voyant cette manœuvre, le capitaine donna l'ordre d'apprêter trois bateaux et de poursuivre le mystérieux bâtiment.
Je fus placé dans le bateau commandé par mon ennemi, le second lieutenant.
Il était mieux équipé et mieux armé que les autres.
Aston se trouvait dans le second bateau.
Le bâtiment, que nous supposions être un pirate des côtes de Goa, continuait, à force de voiles, sa course vers le rivage, et nous eûmes, malgré la rapidité de notre marche, une vive crainte de ne pouvoir l'atteindre avant qu'il fût arrivé à son but.
Un vent frais qui s'éleva au même instant nous en rapprocha, et nous allions l'atteindre, lorsque la frégate tira un coup de canon et hissa son pavillon de rappel.
Nous nous avançâmes encore, car nous nous trouvions à portée de mousquet de la barque étrangère, qui était tout près de la terre, et déjà les natifs armés se rassemblaient en foule sur le rivage.
En entendant le signal de rappel, le lieutenant donna l'ordre de virer de bord pour retourner au bâtiment.
– Aston, cria-t-il à mon ami, voyez-vous le signal de rappel?
– Quel signal? répondit Aston, je ne le vois pas.
– Si vous regardez, vous le verrez, répondit brusquement le lieutenant.
– Je n'ai pas l'intention de regarder, s'écria mon ami; il nous a été ordonné d'examiner cette barque, je le fais. Avançons, mes braves!
Je priai Aston de s'arrêter un instant, et, me tournant vers le lieutenant, je lui demandai d'une voix presque respectueuse:
– Avançons-nous, monsieur?
– Non, et je vous ordonne de naviguer pour regagner le vaisseau.
En entendant cette réponse, je quittai le gouvernail, et me précipitant dans la mer, je gagnai à la nage le bateau commandé par Aston.
– Je rendrai compte de votre conduite! cria le lieutenant en fureur.
– Ramez vers le rivage, dit Aston à ses hommes, dans dix minutes nous atteindrons le malais.
Au moment où notre vaisseau toucha la proue du malais, je saisis un cordage, m'élançai à son bord, et avant que mon pied eût touché le pont, j'avais fendu la tête à un homme d'un violent coup de sabre. Deux ou trois matelots m'avaient suivi, et nous faisions sans miséricorde un massacre de tous ceux qui nous tombaient sous la main. Les Malais sortaient hors du bâtiment dans un effroyable désordre. J'étais tellement excité, tellement exaspéré par ma propre violence, que, rendu tout à fait furieux en les voyant fuir, je saisis un mousquet et je fis feu.
Tout à coup Aston me saisit violemment par le bras:
– Ne m'entendez-vous pas? cria-t-il, je vous appelle à tue-tête; au nom du ciel, que faites-vous? Êtes-vous fou? êtes-vous enragé? Votre exemple a rendu tous mes gens insensés. Posez votre mousquet, vous n'avez pas le droit de toucher ces hommes.
– Ce bâtiment n'est donc pas un pirate malais? demandai-je étonné.
– Comment puis-je savoir ce qu'il est? me répondit-il; vous auriez dû attendre mes ordres avant d'agir. Peut-être n'est-ce qu'un innocent vaisseau du pays.
Ma rage se calma soudain, et j'eus l'angoisse affreuse d'avoir peut-être compromis Aston.
Mais je vis bientôt avec une joie inexprimable que mon emportement serait sans résultat désavantageux pour mon ami. Les sauvages commençaient à faire feu sur nous, et notre agression allait se changer en défense. Pendant que leurs canots armés s'arrêtaient pour secourir leurs compatriotes tombés ou nageant dans la mer, nous coulâmes à fond leur vaisseau; et, lancés activement sur nos bateaux, nous regagnâmes la frégate, qui s'était rapprochée. Aston amenait avec lui deux Malais blessés.
Après l'escarmouche, j'essayai d'adoucir la colère d'Aston, et j'y réussis si bien, qu'après m'avoir réprimandé, il fit au premier lieutenant un éloge si pompeux de mon courage et de mon intrépidité, que la plainte d'insubordination qu'avait portée contre moi le second lieutenant ne m'attira aucune punition.
La haine que cet officier avait conçue à mon égard s'envenima encore, mais elle fut impuissante contre le bouclier protecteur de l'amitié d'Aston.
D'ailleurs, la pusillanimité du second lieutenant avait été une source de ridicule, et les marins, qui considèrent le courage comme le plus grand des mérites, m'applaudissaient et m'encourageaient tous.
XII
Malgré la nonchalance et l'ennui que j'apportais dans l'accomplissement de mes devoirs ordinaires, je trouvai après cet événement plus de tolérance dans l'esprit de mes chefs, et plus de sympathie auprès de mes camarades. Les uns me témoignèrent une indifférente bonté, parce qu'ils découvrirent que le calme de mon maintien recélait un courage invincible; les autres, un semblant d'affection, parce que ce courage apparut à leur pusillanimité comme un puissant soutien. Du reste, pour contre-balancer la paresse d'une action par l'énergie de l'autre, je me montrai dans les cas graves d'une activité si diligente, si infatigable, que non-seulement on m'admirait, mais encore on me remerciait.
Dans la mer des Indes, il n'est pas permis de plaisanter avec les caprices du temps, car les rafales y sont tellement dangereuses, qu'après avoir courbé les mâts comme un souffle du vent courbe la frêle ligne d'un pêcheur, elles font voltiger çà et là par lambeaux les voiles déchirées, plient les vergues et jettent le vaisseau sur son gouvernail; alors le rugissement de la mer, le bruit sonore du vent, la rapide et rouge lueur des éclairs, mêlés aux voix fortes, brèves et haletantes des officiers de quart, font de ces tempêtes le plus magnifique, mais aussi le plus effrayant des tableaux. Les premiers instants de ces terribles scènes me surprenaient parfois endormi; mais au bruissement des vagues je me réveillais, et, avec la fougue irréfléchie de la jeunesse, je m'élançais sur le pont pour grimper dans les cordages, et ma voix était souvent la seule qui répondît à la trompette d'Aston.
Je me sentais à l'aise; j'étais heureux dans ce désordre de l'atmosphère, dans ce bouleversement de la nature. Je faisais aux vents en fureur, aux vagues en révolte, une sorte de guerre, et ces luttes faisaient battre mon cœur et couler en flots de vif-argent le sang de mes veines. Plus l'orage était dangereux, plus mon bonheur était grand; mon mépris du danger m'en cachait le péril, et j'étais partout; je me prêtais à toutes les manœuvres, tandis que les graves et méthodiques élèves, qui se piquaient d'une si grande exactitude dans l'accomplissement de leurs devoirs, regardaient avec étonnement ce garçon si souvent puni pour sa négligence se jeter volontairement dans des entreprises presque mortelles, pendant que leur égoïste prudence leur démontrait l'impossibilité de l'imiter. Les matelots admiraient mon courage, et leur franche et bonne amitié en suivait les imprudences avec un dévouement prêt à tout entreprendre pour me sauver la vie. Ils me prédisaient un avenir glorieux. «C'est un marin, disaient-ils, un vrai, un brave marin.» Quant aux officiers, leur admiration était surprise, et l'épithète de fainéant me fut à tout jamais épargnée.
Pendant ces heures de court triomphe, ils concevaient de moi une haute estime; mais mon intraitable orgueil, mon arrogante indépendance, anéantissaient dans le temps calme la considération née dans la tempête; je perdais vite tout mon prestige, et ils me traitaient plus souvent en élève insubordonné qu'en héros futur; mais leur injustice à mon égard ne froissait ni mon cœur ni mon orgueil; je n'avais pour eux ni affection ni estime, mais seulement la conscience de ma propre valeur. Je trouvais auprès de mes condisciples plus de réelle amitié, car je me faisais une gloire de protéger les faibles en tyrannisant les forts.
Ma taille, bien supérieure à mon âge, me donnait une force corporelle que mon caractère inflexible rendait presque indomptable, car nulle énergie physique ne peut être bien réelle si elle n'est appuyée par l'énergie morale; ainsi, dans mes fréquentes disputes avec mes camarades, j'arrivais toujours à leur prouver que j'avais raison, dans ce sens que, battus et hors de combat, ils étaient forcés de me déclarer leur vainqueur. Ma hardiesse et mon impétuosité brisaient tous les obstacles, et pour moi ce mot était le synonyme de bataille.
Parmi les plus âgés et les plus forts des élèves, il n'en existait pas un seul qui voulût disputer avec moi pour le plaisir de disputer; il était trop assuré de la défaite, car, ne voulant jamais avoir le dessous, je continuais la querelle sans respect ni pour les lieux, ni pour les heures, ni pour les témoins de ces escarmouches. Cette conduite me fit craindre de mes compagnons, mais cette crainte était admirative lorsque je leur donnais la preuve que je ne traitais pas mes supérieurs avec plus de ménagement.
Ces derniers avaient usé envers moi de tant d'injustes représailles; ils avaient épuisé sur mes premiers jours d'inertie et de découragement un si grand arsenal de méchanceté, qu'en m'indignant contre eux ils avaient doublé ma hardiesse naturelle. Je crois que la torture eût été impuissante devant le calme de mon front, aussi froid, aussi dur que l'airain. Pour me jouer d'eux et uniquement par badinage, j'allais plus loin que leur esprit dans l'exécution des supplices. Le second lieutenant, cet Écossais à l'âme chevillée de fer, avait inventé, pour punition usuelle, d'envoyer l'élève récalcitrant ou paresseux à la cime du mât, et cette dangereuse position devait être gardée pendant quatre ou cinq heures.
Un jour il me condamna à cette torture; je me couchai le long du mât en l'entourant de mes bras, et je feignis de dormir, comme si j'avais été parfaitement à mon aise. Mon persécuteur parut effrayé du danger qu'il courait si mon sommeil, en apparence réel, me faisait faire un faux mouvement. Il m'ordonna de descendre, et pour changer la punition, me fit monter sur la vergue de la voile du perroquet; j'y grimpai lestement, et arrivé sur la périlleuse hauteur, je saisis la balançoire de la voile du perroquet, et me couchant entre les vergues, je fis encore semblant de dormir.
Le lieutenant m'appela et m'ordonna de me tenir éveillé.
– Vous tomberez par-dessus le bord! cria-t-il plusieurs fois.
Cet avertissement me suggéra une idée, et cette idée, dans laquelle je trouvai un soulagement pour l'avenir de mes camarades, m'en cacha le danger.
– Eh bien! pensai-je, bourreau, gibier à potence, je vais antidater tes craintes, tu vas voir.
Je pris mes arrangements pour me laisser tomber dans la mer, non avec le désir d'y trouver la mort, mais avec celui de supprimer à tout jamais cette abominable punition. Je nageais parfaitement, et j'avais vu un matelot sauter dans la mer de la plus basse vergue, et revenir en se jouant sur le vaisseau. Je saisis donc un moment favorable: le roulis de la frégate était doux, la mer calme, et me laissant glisser sans bruit, je tombai sur la crête d'une énorme vague. Je fus si promptement engouffré dans son sein, qu'après la rapidité de ma chute l'agonie du manque de respiration fut terrible. Si je n'avais pas eu la prudence de maintenir mon équilibre en tenant mes mains sur ma tête et en conservant dans ma descente une position perpendiculaire, j'aurais infailliblement perdu la vie; mais je fus insensible à tout, excepté à une horrible sensation de ma poitrine, gonflée et près d'éclater; car j'eus bien vite acquis l'affreuse conviction que je tombais comme la foudre dans le sein de la mer, malgré tous mes efforts pour rester à sa surface. Je souffris une torture qu'il est impossible de dépeindre. Saisi d'une torpeur inerte, d'un découragement mortel, je me laissai aller avec une pensée du ciel et un adieu à la vie; puis j'entendis des voix, un bruit indistinct; ma poitrine et ma tête semblèrent se fendre, et un monde de figures bizarres et étranges passa devant mes yeux.
Un affreux mal de cœur, un froid mortel, qui faisait trembler mon corps et grincer mes dents en me rendant la connaissance des douleurs physiques, laissa à mon imagination la délirante idée que je luttais encore contre le bouillonnement des vagues, et je fis de prodigieux efforts pour les fuir. Cette impression dura longtemps, et les premières paroles qui en calmèrent la terreur furent prononcées par la voix d'Aston.
– Comment allez-vous, mon ami? me disait-il.
J'essayai vainement de lui répondre; mes lèvres s'ouvrirent, mais aucun son ne s'échappa de ma poitrine oppressée. Pendant quarante-huit heures je supportai une douleur inexprimable, et cette douleur était mille fois plus aiguë que celle que j'avais ressentie en tombant dans la mer.
Mais qu'importent mes souffrances, qu'importe mon agonie, j'avais gagné mon enjeu! L'Écossais fut sévèrement réprimandé, et le capitaine fit la défense formelle de jamais renouveler, ni à mon égard ni envers mes camarades, les cruautés de cette affreuse punition. Le cœur de notre fermier-capitaine fut si attendri, qu'il ordonna, non sans émotion, de tuer un de ses enfants, un de ses chers poulets, et de le faire rôtir pour mon dîner.
Le supplice au mât fut donc aboli, mais personne ne soupçonna jamais que j'avais pu être capable de faire la bêtise de risquer ma vie, de me donner une horrible torture, uniquement pour attirer sur un officier la colère du capitaine et pour détruire la cruelle invention du mauvais cœur de ce misérable.
Les élèves gardèrent rancune au lieutenant: ce fut un grief nouveau qu'ils ajoutèrent au souvenir de sa pusillanimité dans la poursuite du vaisseau malais. Pour faire comprendre la lâcheté de cet homme, il est nécessaire d'expliquer qu'un officier envoyé à une expédition doit être investi d'un pouvoir discrétionnaire et non précisé. Le signal de rappel fut fait dans la prévision que le vaisseau malais gagnerait le rivage, et que là, assisté par les natifs, il pourrait, à l'aide de ce puissant secours, faire une résistance acharnée. Les officiers revêtus de l'autorité discrétionnaire sont engagés à être économes des matériaux du vaisseau, c'est-à-dire des hommes. Cet ordre n'est point donné par humanité, mais pour un plus sérieux motif. La valeur d'un marin est cotée en chiffres, et le prix d'un matelot habitué au climat, routinier du service, est trop élevé pour qu'on le perde sans regret. En hissant son signal de rappel, le capitaine faisait son devoir, et si les suites de l'attaque portée contre le bâtiment pirate étaient déplorables, il ne s'en trouvait nullement compromis. L'officier, commandant à sa guise, gardait pour lui toute la responsabilité de ses actions; il était libre de voir ou de ne pas voir le signal.
S'il y a le moindre espoir de succès, un officier vraiment courageux ne s'inquiète pas de la conduite politique et obligatoire de son capitaine. Il va en avant, mais alors de son entière volonté, car il est libre d'agir ou de ne pas agir, et cela sans mériter véritablement le moindre reproche. Il est rare de rencontrer un lieutenant qui se rende avec une promptitude si pusillanime à ce semblant de rappel; la couardise de l'Écossais ne lui fut jamais pardonnée par les matelots, car ils se faisaient tous, et d'un commun accord, un réel plaisir de l'appeler tout bas le lâche et tout haut le prudent, le sage, le pacifique, dérisoires qualifications que l'officier feignait toujours de ne pas entendre.