Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», sayfa 8
XVII
À la tête de cette bande, et à mon grand étonnement, j'aperçus mon ami Walter. Sa surprise fut aussi vive, aussi joyeuse que la scène qui se présentait à ses yeux était extraordinaire. L'homme qu'il haïssait le plus gisait à ses pieds. Walter le regarda avec une sorte de triomphe; ses lèvres frissonnèrent, et son visage passa d'un rouge ardent à une pâleur livide. Il leva les yeux vers moi, et me voyant tremblant et muet, un tronçon d'épée à la main, il comprit qu'il arrivait trop tard. Son regard, empreint de reconnaissance et de regret, rencontra celui de Ruyter.
– Vous vous nommez Walter? demanda-t-il.
– Oui, monsieur.
– Eh bien, dit de Ruyter, votre bourreau est vaincu; mais il serait à souhaiter que Trelawnay gardât quelques mesures dans les emportements de sa colère.
– L'aurait-il tué? s'écria Walter.
– Je n'en suis pas certain, répliqua mon ami en s'approchant de l'Écossais, dont il tâta le pouls. Non, non, dit-il, enlevez-le, il a la vie tenace; la mort ne veut pas de ce tison d'enfer.
Les serviteurs soulevèrent le lieutenant, qui ouvrit les yeux; le sang sortait abondamment de sa bouche, car il avait plusieurs dents brisées. C'était vraiment un objet digne de commisération; il criait comme un enfant, et se tordait les bras en demandant du secours.
Le premier regard du lieutenant rencontra les yeux irrités de Walter; il frissonna et baissa les paupières devant le visage altéré de sa victime.
– Trelawnay a cassé son épée sur son dos, dit de Ruyter à mon jeune camarade, et je crois que cet homme serait aussi difficile à tuer qu'un chat-tigre. Je n'ai jamais vu une créature supporter tant de coups sans rester sur place. Allons, venez, mousses, votre ennemi en a reçu assez, et même trop si vous devez en répondre. Votre manière de punir les chefs et de renoncer au service peut vous attirer de grands embarras, et avant que l'alarme soit donnée, avant que les clameurs qu'elle ne manquera pas de soulever ferment les portes de la ville, il faut vous enfuir… Suivez-vous votre ami, Walter? Sans doute, car je m'aperçois que vous avez également quitté l'uniforme bleu. Que signifie cette couleur rouge? Avez-vous changé après mûre réflexion ou par simple boutade?
J'avais remarqué avec une vive surprise que Walter était vêtu en militaire.
– Oui, j'ai changé d'uniforme, monsieur, répondit-il à de Ruyter; non par boutade, mais, comme vous le dites, après mûre réflexion. J'en remercie les prières de ma mère et la bonté de Dieu, qui ont permis que je trouvasse un emploi dans le service de la compagnie. Le vaisseau m'a déposé ici ce matin, et j'accourais auprès de Trelawnay dans l'espoir d'acquitter ma dette envers le lieutenant.
– Mon cher enfant, me dit de Ruyter, venez et fuyez comme le vent, vous aurez le temps de causer avec votre ami dans une meilleure occasion; les instants sont précieux; allez au bungalo dont je vous ai parlé l'autre jour, près du village de Pimée. Vous connaissez le chemin; Walter ou moi nous irons vous rejoindre aussitôt que la frégate aura quitté le rivage et que le bruit qui va suivre votre duel sera entièrement éteint. Allons, adieu, partez vite.
Mon cheval me fut amené. C'était une bête vicieuse, qui avait quelque chose de louche dans son regard, d'une sinistre expression. Il avait été amené d'Angleterre; et comme il avait déjà renversé plusieurs officiers, personne ne voulait plus le monter; de sorte qu'au moment où on me l'offrait, il jouissait d'une véritable sinécure.
N'ayant jamais trouvé de caractère aussi opiniâtre que le mien, je fus enchanté de la rencontre, et je me pris d'une belle amitié pour cet entêté quadrupède. Il y avait pour moi un réel plaisir dans l'ardente lutte de nos deux natures, aussi tenaces l'une que l'autre dans la domination de leur volonté.
Un cheval fougueux et rétif n'est considéré, sous le climat tropical de l'Inde, que comme un moyen de récréation, mais de récréation rare. Les nonchalants cavaliers préfèrent le pas doux, lent et tranquille d'une jument bien apprise, qui suit docilement la direction de la bride.
Mon sauvage compagnon était une sorte de bête féroce pour les timides naturels, et dans les premiers jours de notre lutte on chercha à deviner lequel de nous deux serait vainqueur. Tous les jours je galopais dans les rues étroites de Bombay, au grand péril des hommes, des femmes et des marmots en pleurs. Le nombre des cabanes renversées, des meurtrissures faites, des fractures, des contusions, est innombrable, et je crois que le district tout entier, avec ses cent castes, se réunissait dans un souhait général pour appeler sur moi les malédictions les plus épouvantables. Si ces malédictions avaient pu me désarçonner et rouler mon corps sous le sabot de mon cheval, personne n'eût bougé un doigt pour arrêter l'exécution d'un si juste châtiment.
Grâce à un mors et à une selle turcs que j'avais substitués par méprise à la selle et au mors anglais que j'avais d'abord, ivre ou à jeun je gardais mes étriers. Peu à peu je parvins à dominer, sinon à dompter la fougue du cheval, et j'arrivai enfin à lui faire comprendre qu'aussi entêté que lui, je resterais toujours le maître. Si bien que fatigués, lui d'être battu, moi de battre, nous arrivâmes au parfait accord d'une sincère amitié.
En quittant de Ruyter et mon camarade, je montai donc sur ce cheval. J'avais une veste de de Ruyter, une épée qu'il m'avait donnée, passablement d'argent dans mes poches, et le cœur ivre de joie et d'indépendance. Sous l'influence des coups de bâton que j'avais donnés au lieutenant, fièvre de bataille qui faisait frissonner ma main, j'administrai quelques coups à ma monture, et nous gagnâmes au triple galop les portes de la ville.
La garde de cipayes était rangée sous l'arche de la porte, réunie pour quelque point de service.
Une idée brutale me traversa l'esprit.
Mon antipathie pour les extérieurs de la servitude s'étendait sur tous ceux qui en étaient revêtus.
Je me sentis, en voyant ce troupeau d'esclaves, si supérieur en intelligence et en force, que, pour prouver mon amour pour l'indépendance et pour ma nouvelle émancipation, je m'élançai vers le centre du bataillon formé par les gardes.
Ma capricieuse monture parut me comprendre et se jeta en avant.
– Hourrah! hourrah! m'écriai-je, et je passai comme un éclair à travers le groupe. Les uns tombèrent, les autres furent blessés; mais leurs cris n'arrêtèrent ni mes sauvages acclamations ni ma fuite dans la plaine sablonneuse qui entoure la ville. Là, loin de tout bruit, loin de tout regard, je me laissai aller aux violents transports de ma joie, extravagances d'un fou qui vient de briser ses chaînes. Je guidai mon cheval au milieu des sables, toujours poussant des cris jusqu'à perdre la respiration; puis, armé du sabre de de Ruyter, je m'escrimai de toutes mes forces, sans m'inquiéter de la tête ou des oreilles de mon compagnon. Dès que j'eus entièrement perdu du regard les portes de la ville, j'examinai les alentours, et, n'apercevant aucune créature humaine, je descendis…
– Nous voici libres, entends-tu? dis-je à mon cheval en caressant son cou ruisselant de sueur; libres, la chaîne de mon esclavage est rompue. Qui me commandera maintenant? Personne. Je ne veux plus d'autre guide que mon instinct: je suivrai ma propre impulsion. Qui replacera un joug sur mes épaules?
Que celui qui aura cette audace vienne, je me défendrai; et si la flotte et toute la garnison étaient à ma poursuite, je les attendrais de pied ferme; je ne bougerais pas!
XVIII
Je me complaisais tellement dans l'admiration de mon courage et dans celle de mon indépendance, que je racontais au vent et à l'immensité de la plaine l'histoire de mes luttes, l'enchantement de ma victoire. Ma poitrine était si gonflée par les battements de mon cœur, qu'il me fut impossible de supporter sur mes épaules la veste de de Ruyter; je m'en dépouillai, et, malgré l'ardeur brûlante d'un sable dont l'étincelant éclat réfléchissait les rayons du soleil, je continuai ma course effrénée, traînant mon cheval par la bride et le forçant à galoper derrière moi.
Je fus tout à coup arrêté au milieu de mes cris et de mes gambades par la vue d'un spectacle qui arrêta court mes bruyantes acclamations.
Ma première idée fut, non la crainte, mais la croyance que le bataillon si bien renversé par mon cheval à la sortie de la ville s'était mis à ma poursuite. Mais cette erreur fut dissipée, lorsqu'une seconde d'observation m'eut fait voir que je me trouvais placé entre Bombay et l'objet qui attirait mes regards. Je tâchai donc de distinguer les détails du tableau confusément déroulé devant l'ardeur de mon attention. Malgré tous mes efforts, il me fut impossible d'apercevoir autre chose qu'un nuage de sable argenté qui s'élevait dans l'air en formant un cercle brillant, dont le centre était un point noir. Je remontai vivement sur mon cheval, et, l'épée à la main, je courus éclaircir le mystère de ce tourbillonnement.
Le point noir autour duquel miroitaient les nuages lumineux du sable était un cheval tournant sur lui-même avec une vigueur et une précipitation qui, de minute en minute, croissait de violence et de rapidité.
Ma monture s'arrêta soudain, releva brusquement la tête et répondit par un hennissement aux cris presque sauvages de son compagnon; puis, malgré le puissant effort de ma main, qui maintenait la bride, il se précipita au milieu du cercle avec impétuosité.
Aveuglé par le sable, je ne distinguai d'abord que le farouche animal; mais, guidé bientôt par la voix d'un homme qui m'appelait à son secours, je puis voir un soldat à moitié couvert de sable, et dont la figure était horriblement souillée d'un mélange de sang et de sueur.
– Qu'y a-t-il? m'écriai-je.
Au son de ces paroles, le cheval irrité suspendit sa course haletante, et ses grands yeux noirs se fixèrent sur moi. Ses narines, dilatées, étaient d'un rouge de feu; le sang, qui jaillissait de sa tête et de son cou, mêlé à une écume blanche, couvrait son beau poitrail d'ébène. La crinière hérissée, la queue relevée, la bouche ouverte, il s'avança majestueusement vers moi.
– Quelle magnifique bête! pensai-je en moi-même, oubliant, dans ma contemplation admirative, le malheureux qui m'appelait encore.
À l'approche du cheval, je me mis sur mes gardes en agitant devant ses yeux la lame étincelante de mon épée, mais je ne l'effrayai pas, car il battit fièrement la terre avec son pied gauche, me regarda un instant et reprit sa course sur lui-même en lançant avec ses jambes de derrière un nuage de sable sur la tête du cavalier renversé à quelques pas de lui.
Protégé par la selle et son caparaçon, armé de son sabre, le soldat se défendit vigoureusement et porta un coup violent au cheval. Celui-ci se retourna, et, comme un lion en fureur, il bondit sur son maître, qu'il essaya de saisir avec ses dents. Il voulait, sans nul doute, tuer le pauvre militaire, car il tenta de se rouler sur lui. D'après mes idées sur l'indépendance, j'aurais dû, voyant là, face à face, un maître et un esclave, prendre le parti de l'opprimé ou rester neutre; mais un sentiment d'humanité, peu en harmonie avec l'admiration que m'inspirait le courageux quadrupède, me fit songer à l'homme: j'essayai donc de me placer entre eux deux; cela n'était pas facile à faire, car le cheval, dont je voulais tourner la fureur contre moi, refusait de répondre à mes attaques et concentrait toutes ses forces et toute son attention à frapper le soldat.
Cette lutte, dans laquelle je voyais comme dans toutes l'image de la guerre, me fit bondir le cœur, et je résolus de vaincre ce sauvage antagoniste. D'une voix retentissante je jetai mon cri de liberté, et au dernier hourrah je frappai le cheval, qui s'enfuit en hennissant à une centaine de mètres. Je sautai aussitôt à terre, et je secourus le blessé. Pendant que je m'occupais de consoler le pauvre homme, le cheval revint à la charge. Indigné de cette déloyale attaque, je saisis mon épée à deux mains, et sans pitié pour ma propre admiration, sans pitié pour le superbe animal, je le frappai si rudement, qu'après avoir fait quelques pas en arrière, après avoir laissé échapper de sa bouche un sourd et lugubre gémissement, il tomba pour ne plus se relever.
– De l'eau! de l'eau! murmura le blessé, de l'eau! de grâce! de l'eau.
– Mon brave, je n'en ai pas, et nous sommes dans une plaine aride, lui dis-je en ôtant de sa bouche le sable et le sang qui l'empêchaient presque de respirer.
Après lui avoir essuyé le visage avec ma veste, je compris, moitié par signe, moitié par parole, qu'il y avait un soulagement à ses souffrances dans les fontes de sa selle. Je cherchai vite, et je trouvai en effet ce que le vieux Falstaff préfère à une pistole, une bouteille, non de vin de Canarie, mais d'arrak. J'en fis boire au blessé, et je lui lavai avec le reste le visage et la tête.
– Mon ami, lui dis-je, voulez-vous monter sur mon cheval jusqu'à ce que nous soyons arrivés à quelque hutte?
– Merci, monsieur, merci; j'ai assez des chevaux pour aujourd'hui.
– Eh bien! voulez-vous marcher?
– Comment le pourrais-je? mon bras et ma jambe gauche sont brisés! Sans cette double fracture, vous ne m'eussiez point trouvé si faible contre les attaques de ce sauvage animal. Si vous n'étiez pas venu à mon secours, il m'eût infailliblement tué. Je n'ai jamais rien vu de pareil, et cependant je suis cité comme un rude cavalier au régiment; car, pendant seize ans, j'ai dompté, dominé, rendu doux comme des moutons de bien féroces brutes, de bien indomptables chevaux. Jamais de ma vie, et je ne suis plus jeune, non, jamais je n'avais été désarçonné. Mais celui-ci n'est point une bête ordinaire; c'est un démon incarné dans un corps animal; il m'a jeté sous ses pieds, et comme une bête farouche, il a voulu me massacrer; il était fou, j'en suis certain. J'espère, monsieur, qu'il ne se relèvera plus, vous l'avez bien réellement tué?
– Oui, il palpite encore, mais c'est la dernière convulsion de l'agonie; il sera mort dans quelques minutes.
Ô pauvre bête! pensai-je en moi-même. Pardieu! j'aurais bien dû rester neutre.
Dungaro était le village le plus proche de nous; je remontai sur mon cheval, et après avoir engagé le soldat à attendre patiemment mon retour, je partis pour me mettre à la recherche d'un palanquin.
Je trouvai à mon retour le blessé un peu plus calme.
En jetant un dernier regard sur le cheval mort, il me dit:
– Cette belle et méchante bête a appartenu au colonel du régiment, qui l'avait prise à un Arabe. Elle avait d'abord paru très-douce et très-docile; puis, tout d'un coup et sans qu'il fût possible de découvrir la cause de cette évolution du caractère, elle devint tellement féroce, tellement vicieuse, que personne ne voulut plus la monter.
J'entrepris de dompter ce cheval, et je fis tout mon possible pour y parvenir; mais ce fut en vain que j'essayai d'abattre sa fougue; les coups l'irritaient, et la privation de nourriture le rendait furieux. Il guettait constamment, et avec une finesse étonnante, la possibilité de me mordre.
Un jour, au moment où je versais l'avoine dans sa mangeoire, il me prit par le dos et me jeta dans son râtelier. Je n'étais pas assez fort pour entrer seul en lutte avec lui, surtout lorsqu'il n'était ni sellé ni bridé et que j'étais sans armes, et ce ne fut qu'avec l'aide de quelques-uns de mes camarades que je pus me délivrer.
Chaque fois que je le montais, au lieu de suivre la route sous la direction de ma main, il n'était occupé qu'à saisir un instant propice pour me jeter par terre: il n'avait point encore réussi; mais, aujourd'hui il a fait des mouvements si violents, qu'il est parvenu à renverser la selle, et tandis que j'étais occupé à la replacer sans me démonter, il s'est élancé au grand galop et m'a jeté bas. Mais au lieu de fuir, la maligne bête est revenue sur ses pas et m'a brisé bras et jambe. Je me suis défendu, mais sans votre bienheureuse intervention, monsieur, je serais mort, et d'une mort horrible. Grâces vous soient rendues!
Vous avez dû voir que je l'ai blessé à plusieurs reprises, mais mes coups enivraient sa fureur. Cependant j'étais encore plus épouvanté de ses regards et de ses cris que du mal qu'il me faisait. Je vous l'ai déjà dit, monsieur, et je vous le répète encore, c'était le diable en personne.
– Vous croyez? dis-je en souriant. Alors, c'est une consolation pour vous de voir qu'il n'existe plus.
J'ajoutai un adieu à ces paroles, et en payant le transport du soldat à Bombay, j'indiquai aux porteurs le chemin de l'hôpital.
XIX
Au coucher du soleil je retournai au village de Dungaro, décidé à terminer une journée active par une nuit bruyante.
Ce village est mis à part par le gouvernement pour être l'exclusive résidence d'une caste particulière. C'est là une espèce de petite Utopie.
Je mis mon cheval en sûreté et je fis un tour dans les rues du village pour examiner les groupes bizarres qui se trouvaient dans l'intérieur ou à la porte des huttes de banc et de bambous entrelacés.
Les beautés noires et huileuses de Madagascar se présentèrent d'abord à mes regards, qui furent bientôt éblouis par la rencontre d'une épaisse Japonaise aux yeux de furet, au teint couleur d'ambre, et qui me regarda d'un air si hébété, que je me mis à rire et à sauter autour d'elle, à son grand ébahissement. J'aperçus enfin la demeure d'une amie, femme charmante, qui, au besoin, vendait à boire à ses visiteurs. J'entrai donc chez elle. Cette aimable dame était le schaich femelle de la tribu, et son habitation se distinguait des autres par un second étage avec verandahs.
Cette habitation, splendide en comparaison de son pauvre entourage, était le principal refuge des Européens, en l'honneur desquels la maîtresse du logis portait une coiffure anglaise qui rendait bizarre jusqu'au grotesque son visage d'acajou. Mais Anne réunissait dans sa belle personne tous les traits caractéristiques du buffle des forêts. Sa peau, épaisse et de couleur sombre, était couverte d'un poil rude et menaçant; ses yeux s'enfonçaient dans leur orbite; elle avait les jambes courbées, une bosse de dromadaire et des dents d'éléphant; en un mot, c'était la plus horrible sorcière qui eût jamais hanté les sabbats du démon.
À peine entré, j'entendis accourir, pour me faire honneur, les hôtes de la maison. D'abord je distinguai les petits piétinements des enfants et le bruit de leurs anneaux.
Le bras, les poignets, les orteils, les doigts de ces enfants étaient encombrées de bagues de laiton et d'argent, et ils étincelaient de verroteries, ce qui faisait exécuter au mouvement de leur marche la plus incroyable musique. Après m'avoir salué par des cris épouvantables, ils grimpèrent à une échelle de bambou placée à la porte de la maison, et comme d'actives fourmis, ils passèrent la soirée à monter et à descendre, du toit sur la terrasse, de la terrasse sur le toit, et cela sans relâche, sans lassitude, sans pitié pour mes oreilles.
Après les enfants parurent quelques femmes en pantalons flottants, en vestes de coton, le front orné d'étoiles d'ocre rouge ou jaune. Dans le groupe qu'elles formaient au milieu de pièce, se voyaient toutes les gradations des couleurs: le terreux, l'olivâtre, le gris de plomb, le cuivre, enfin toute la famille des bruns, depuis le rouge foncé de l'Inde jusqu'au noir de jais des escarbots (petite bête noire) de ma patrie. Là, tous les âges et tous les degrés de stature se trouvaient réunis, depuis neuf ans, l'âge de la vieille Hécate, jusqu'à quatre-vingt-dix ans; depuis la hauteur du tube de ma pipe jusqu'à celle du palmier.
Tous les habitants du pays se succédèrent dans cette salle, panorama vivant qui déroula à mes yeux toutes les formes de la création humaine. J'y vis la Kubshée aux membres souples et légers, unie au bouffi et obèse Hottentot, qui agite son corps avec la pesanteur d'un marsouin; la jeune et belle Hindoue aux yeux de cerf et aux formes d'antilope; le beau et gras Arménien à la large face imprégnée d'huile, et ressemblant à une énorme tortue; puis la douce et mignonne Passée, blanche tourterelle de ces contrées. Au milieu de ces caractéristiques figures, se trouvaient les Chéechees, race mélangée de sang européen et de sang indien: composée de feu et de glace, unissant la blancheur mate et grasse des Anglais aux noirs chevaux de l'Est, et compensés largement du teint rosé de leurs frères d'Occident par les yeux brillants de leurs mères.
En entrant dans la hutte, j'avais donné l'ordre de préparer tous les ingrédients nécessaires pour composer le breuvage que les Esculapes désignent sous le nom de feu liquide, mais que les ignorants appellent simplement un punch.
Je versai dans mon estomac une si grande quantité de cette liqueur, que je fus presque privé de l'usage de mes sens, et que je fis un violent effort pour me traîner hors de la salle, et aller chercher un peu de l'air au dehors.
Je m'approchai en chancelant de l'échelle de bambou abandonnée par les enfants, et j'allais grimper sur le toit pour y chercher un peu de fraîcheur, lorsque la vieille schaich se plaça devant moi pour s'opposer à mon ascension. Je l'envoyai d'un tour de main faire une pirouette dans la chambre, puis j'arrachai une branche de pin tout enflammée, et je montai dans une sorte de grenier.
La moitié des hôtes de la maison se leva en fureur. L'opposition de la vieille m'aurait arrêté si j'avais été à jeun; mais, dans mon état d'ivresse, mon opiniâtreté devint inébranlable.
– Éloignez vous tous, m'écriai-je, ou je verrai si vous êtes de la véritable espèce des salamandres!
En prononçant cette menace, j'appliquai mon flambeau ardent aux branches de canne de la hutte.
Ceux qui, en se levant en fureur de leur place autour des tables, avaient voulu s'opposer à l'exécution de ma sale bravade, tombèrent à genoux en croassant comme des corbeaux pris au piége.
Au milieu du tumulte, une voix rude fit entendre ces paroles:
– Arrêtez, arrêtez, jeune chien!
– Holà! vieux sabot! m'écriai-je en reconnaissant la voix de mon dernier capitaine (vieux sabot était un sobriquet que nous lui avions donné d'après la dimension exorbitante de son pied). Holà! vieux sauteur! Vous ici, et ayant bu!
– Descendez, monsieur; que signifie une telle hardiesse? Pourquoi n'êtes-vous pas à bord, monsieur; ne connaissez-vous pas les ordres?
– Descendez, monsieur, répétai-je en riant, non, je ne veux pas descendre, je n'ai pas l'intention de retourner à bord, je suis mon maître, mon maître absolu, tout-puissant seigneur.
– Que voulez-vous dire, faquin que vous êtes?
– Ce que je veux dire, c'est qu'avant de nous souhaiter un grand bonheur éloigné l'un de l'autre, nous prendrons ensemble un glorieux bol de punch, et cela en dépit de vos graves regards.
Voyant qu'il était dans l'obligation ou d'acquiescer à mes désirs ou de voir brûler la hutte, le commandant me donna la main pour descendre.
Le brave homme n'était pas d'un naturel bien féroce, et, d'un autre côté, quoique ce ne fût pas un ivrogne, il ne vivait pas tout à fait comme un saint anachorète.
Nous nous assîmes en bons amis en face d'un bol de punch, et je me mis à chanter, ou plutôt à rugir la chanson du vieux commodore;
Les boulets et la goutte
Ont tant frappé son vieux corps,
Qu'il n'est plus capable d'être porté par la mer.
Après la chanson et pour sa récompense de l'avoir si bien écoutée, je fis un long sermon au bon capitaine. Je m'étendis sur ses nombreux péchés, sur ses iniquités, et spécialement sur son penchant à la débauche. Eh bien! malgré l'orthodoxie de ma doctrine, malgré la courtoisie avec laquelle les femmes écoutaient mon discours, le vieux commandant était aussi épouvanté, aussi désireux de s'enfuir que s'il eût été assis aux côtés d'un fou.
Néanmoins, il m'accabla de grog jusqu'à ce que les dernières lueurs de ma raison se furent évanouies. Au milieu de la salle, quelques filles de Nâch dansaient en agitant les jajaux. Ces danses, le feu volcanique qui brûlait ma poitrine, unis à la chaleur étouffante d'une chambre entièrement close, m'impressionnaient de l'idée que j'étais englouti dans les régions infernales.
Le capitaine s'esquiva pendant qu'à l'aide d'un chevron de bambou arraché à la muraille je faisais rouler à terre toutes les faïences du dressoir. La sorcière irritée s'élança sur moi, et, voyant à mon regard que la lutte serait entièrement à mon avantage, elle appela les burhandayers (officiers de police du village). Ainsi soutenue, elle m'attaqua vigoureusement en criant d'une voix glapissante:
– Vous êtes un tigre et non pas un homme! Vous ne reviendrez plus dans ma maison. Je ferai venir les cipayes pour vous lier, vagabond. En vérité, je n'ai jamais vu un bacchanal pareil à cela. Ce brigand casse, brise et détruit tout!