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L’illustration des poèmes héroïques
Francine WILD
Université de Caen Normandie
Quatre poèmes héroïques à sujet national paraissent en France dans les années 1650 : Alaric ou Rome vaincue, de Scudéry, en 1654, La Pucelle ou la France délivrée, de Chapelain, en 1656, Clovis ou la France chrétienne, de Desmarets, en 1657, Saint Louis ou la Sainte couronne reconquise1, du P. Le Moyne, en 1658. Ces ouvrages, préparés pendant de longues années par les poètes, tentaient de réaliser en France l’équivalent de ce qu’avait été en Italie la Jérusalem délivrée du Tasse : un grand poème équivalent des grandes épopées d’Homère ou Virgile, mais appuyé sur les vérités de la religion chrétienne. Pleins de cette noble ambition, les poètes les ont édités assez luxueusement2. Tous sont illustrés par les meilleurs graveurs du temps, Abraham Bosse, François Chauveau, Jean Lepautre3. Tous présentent un frontispice ou une page de titre illustrée, la plupart contiennent un portrait du monarque ou du mécène4, tous ont une planche gravée face à la première page de chacun des « livres5 » : dix dans Alaric, douze dans La Pucelle, vingt-six dans Clovis, dix-huit dans Saint Louis.
Dans les limites de cet article, je ne tiendrai compte que de ces planches directement liées aux étapes du récit, pour interroger le système d’illustration des poèmes. Au-delà de quelques questions matérielles et pratiques, on doit se demander ce qui est représenté en priorité : dans le millier de vers de chaque livre, plusieurs scènes sont susceptibles de devenir le sujet de la planche gravée. Les illustrations révèlent et renforcent les intentions du texte, parfois aussi elles le contredisent.
Statut et fonctions de l’illustration
Ces illustrations coûtent cher, si on en croit le témoignage de Tallemant des Réaux sur Chapelain et La Pucelle :
Il a dit qu’il lui coûtait quatre mille livres pour les figures, qui, par parenthèse, ne valent rien ; […] le libraire lui a donné deux mille livres, et depuis, mille livres quand, pour empêcher la vente de l’édition de Hollande, il en fallut faire ici une en petit, parce que dans le traité il y a deux mille livres pour la première édition et mille pour la seconde.1
Le texte est clair : le libraire, Courbé, rémunère le poète selon un contrat que Tallemant considère comme avantageux pour Chapelain, et prend les risques de l’édition. Mais c’est Chapelain qui a dû financer l’illustration. Si Chapelain dit vrai (on connaît son avarice, il pourrait avoir exagéré ses frais dans ses plaintes), les gravures lui auraient coûté plus cher que l’édition ne lui aurait rapporté.
La présence des illustrations est donc un luxe, rendu nécessaire par le statut du poème héroïque dans l’imaginaire français de 1650 ; même l’édition étonnamment modeste de Saint Louis, in-12 en petits caractères, a des planches de Chauveau. L’acheteur d’un de ces livres coûteux, ou le grand personnage à qui le poète l’offre en hommage, apprécie l’image qui valorise ce bel objet. Il existe un exemplaire de Clovis, conservé à Harvard2, dont la reliure est marquée des armes du roi, et dont les planches ont été délicatement colorées à l’aquarelle. On peut supposer – prudemment, car les preuves manquent – que le poète est à l’origine de ce travail d’aquarelliste qui faisait du volume un hommage rare au jeune monarque de dix-huit ans, dédicataire du poème. À l’inverse, l’exemplaire de Clovis destiné à une distribution de prix dans un collège jésuite qui est conservé à Lyon3 est, lui, relié sans les planches, preuve que les Pères étaient prêts à renoncer à l’illustration pour limiter le coût de leur cadeau.
Placées en tête de chaque livre, les planches ont une fonction d’affichage : elles annoncent les événements qu’on va lire, elles en montrent par avance des aspects curieux ou attrayants, elles peuvent guider l’interprétation. Nous voyons, au livre 13 de Saint Louis, Lisamante lever son coutelas pour tuer le vieux sultan endormi, sous les ordres d’une femme divine dont nous avons à deviner qu’il s’agit de Judith : la guerrière venait d’être faite prisonnière, nous découvrons son futur exploit.
Saint Louis, livre 13 : Lisamante tue le sultan Mélédin sous les ordres de Judith. [Bibliothèques de Nancy]
Parfois l’image nous propose un événement en discontinuité totale avec ce que nous venons de lire : au livre 5 et au livre 10 de Clovis, par exemple. Dans les deux cas, un récit rétrospectif commence, et l’illustration renvoie à ce passé dont nous ne savons encore rien. Elle aiguise la curiosité plus qu’elle n’informe. Cet affichage de l’événement important qui vient – combat, rencontre décisive, miracle – empêche certains effets de surprise, mais en prépare d’autres en incitant le lecteur à prévoir et expliquer les faits. Le public du XVIIe siècle est habitué à ce type d’énigme, qu’il rencontre souvent dans la tragédie : on connaît d’avance l’issue de l’action, par l’histoire ou par la fable, les oracles ou prédictions nous y préparent, mais toute la mécanique fatale est à découvrir. Dans les poèmes héroïques, où le substrat historique est très mince, l’image est un repère utile. L’annonce ne détruit pas les principaux plaisirs du récit, qui se déroulent dans le temps de la lecture : nous ne savons pas comment l’événement va se produire, ni ses conséquences.
L’illustration joue aussi un rôle de documentation. On attendrait une utilisation didactique importante de l’image dans Alaric, où Scudéry essaie d’introduire le plus possible de connaissances et d’indications techniques, mais en fin de compte c’est surtout dans Saint Louis que cette fonction intervient. Les planches nous font connaître autant que possible le pays exotique où se déroule l’action, sa végétation et sa faune : dès le livre 2 nous voyons Lisamante, sous les palmiers, sauvée de la panthère qui allait la tuer.
Saint Louis, livre 2 : Alphonse sauve Lisamante attaquée par une panthère. [Bibliothèques de Nancy]
Au livre 3 nous voyons dans la ville de Damiette un monstrueux crocodile qui se nourrit d’enfants chrétiens, au livre 4 un éléphant, au livre 10 le cadre bucolique où vit la sainte ermite Alegonde. Deux planches nous montrent Bourbon pourfendant des monstres suscités par l’enfer. L’illustration nous initie à ce monde lointain, étrange et plein de surnaturel, qu’est l’Égypte. La gravure est bien, pour le poète, « un moyen supplémentaire de toucher et d’instruire son lecteur4 ».
Le choix de la scène et des personnages
Comment l’illustrateur1 – peut-être sous contrôle du poète – choisit-il dans chaque livre la scène dont il souhaite qu’elle représente l’essentiel des mille vers qui le constituent ?
La préférence pour les scènes animées, et surtout à suspens ou pathétiques, est nette. On ne voit jamais un héros en prière2 ; un seul des moments de prophétie, dont l’importance dans les poèmes est pourtant évidente, nous est montré3, et très peu de situations de parole (échanges verbaux, monologues). Quelquefois on a l’impression, surtout dans Clovis, que la scène choisie est celle qui tombe sous les yeux dès la page suivante : par exemple, le combat d’Yoland et de Clovis au début du livre 8 – alors qu’on s’attendrait à voir sainte Geneviève qui intervient longuement un peu plus loin –, ou l’oriflamme dévoilant les traîtres que cache une nuée au livre 14. Ce n’est pas une règle générale : le livre 15 commence par l’exécution publique de Clotilde arrêtée juste à temps par Sigismond, scène dramatique à souhait, que pourtant l’illustration ne retient pas. Chez tous les poètes l’action est riche, et on comprend les hésitations sur le choix du sujet à représenter. Pour Saint Louis, réédité avec de nouvelles illustrations en 1671, Véronique Meyer signale les cas où les choix ont divergé. Huit livres sur dix-huit voient illustrer soit une autre scène, soit un autre moment de la même scène4. Le choix était souvent difficile : au livre 15, la scène violente où sous les yeux de Zahide blessée l’archer qui l’a touchée par erreur se suicide pour s’en punir, est remplacée par la déploration sur le corps de la guerrière Bélinde, tombée dans la même bataille. Des sujets également pathétiques se trouvaient en concurrence.
Le héros est représenté sur presque toutes les planches chez Scudéry et Chapelain, qui ont opté pour un récit linéaire, sans analepse, comme le Tasse ; mais alors que le Tasse répartit l’intérêt entre Godefroy, Renaud, Tancrède, et les suit dans des aventures et des lieux variés, eux ont tout centré sur la mission de leur héros. Celui-ci est donc constamment présent dans la narration, et par suite, dans l’illustration qui l’accompagne. Ces deux poètes ont aussi proposé leur poème à une lecture allégorique, à l’instar du Tasse qui avait fait de la conquête de Jérusalem l’allégorie de la recherche par l’âme du souverain bien. L’illustration porte ces intentions allégoriques et didactiques.
À l’inverse, Desmarets et le P. Le Moyne ont une visée plus historique et nationale, qui n’a pas besoin de se réclamer de l’allégorie. Il s’agit pour eux de montrer la vocation particulière de la France dans les desseins de Dieu. Ils utilisent le principe du commencement in medias res, ce qui entraîne des récits rétrospectifs de divers personnages, et par là, multiplie les possibilités d’illustrations renvoyant à des temps, des lieux, des personnages divers. Les livres 5 et 10 dans Clovis, 2, 3 et 10 dans Saint Louis tirent leur illustration de ces récits. Des « épisodes », actions secondaires rattachées à l’action principale, nous amènent à suivre un autre héros : dans Saint Louis, les exploits de Bourbon, les aventures de Lisamante ou la mort de Robert d’Artois apparaissent sur les planches gravées. Par la pratique de l’analepse et par l’introduction de personnages et d’aventures multiples, les deux poètes ont fait le choix d’un récit en quelque sorte choral. L’illustration en rend nécessairement compte.
L’image amplifie les intentions du poète
Le héros est roi et chef de guerre. Il est systématiquement représenté au premier rang dans les batailles1, même lorsqu’il s’agit d’un combat désordonné comme celui où Alaric et ses soldats forcent le passage d’un col des Alpes.
Alaric, livre 7 : bataille au sommet d’un col des Alpes. [Bibliothèques de Nancy]
Dans l’exercice du pouvoir, Louis ou Clovis – qu’on voit assis sur leur trône – sont entourés d’une cour (princes du sang, chefs de l’armée, ecclésiastiques) qui préfigure la monarchie louis-quatorzienne2. Clovis sur quelques images est au milieu de ses compagnons, renvoyant au mythe vivace du roi franc entouré de ses pairs dans la forêt des temps primitifs3.
La dignité du roi et celle du poème épique ne permettent aucune intrusion dans l’intimité. Nous n’avons droit à aucune rencontre privée de Clovis et Clotilde après le bref épisode du livre 1 où l’orage déclenché par les démons les oblige à se réfugier chez Auberon. Sur l’illustration du livre 11, il la voit de loin en prière à la cathédrale de Vienne, alors que peu après dans le poème ils se fiancent en secret, en présence de saint Avite, évêque du lieu, moment où
Un rouge étincelant au visage leur monte,
À l’un par le transport, à l’autre par la honte.4
Nous ne verrons pas cette scène. Au livre 16, Clovis retrouve Clotilde à demi-évanouie à la fin de la bataille et lui baise la main « d’un baiser amoureux, et long, et languissant » ; l’image ne représente nullement ce duo, mais, un peu plus tôt, le moment où Clotilde, pour arrêter le combat entre ses prétendants, descend vivement du char où elle était placée. L’illustrateur semble anticiper les possibles critiques au nom de la bienséance. Le héros n’est que très rarement représenté dans une situation de défaite ou d’humiliation : c’est seulement le cas de la Pucelle lorsque le roi la chasse et la maudit, et celui de Clovis lorsque la fausse Clotilde le quitte en l’humiliant publiquement5. La représentation du héros est conventionnelle, respectueuse et même conformiste, bien plus qu’elle ne l’est dans le poème lui-même.
Les héroïnes sont des personnages essentiellement fictifs. Même celles qui ont un référent dans l’histoire, comme Agnès dans La Pucelle ou Clotilde dans Clovis, ne doivent rien ou presque à la vérité historique6. Elles ont surtout pour fonction de nourrir la part romanesque du poème héroïque : toutes, guerrières ou non, participent à une intrigue sentimentale. Les doutes et délibérations des héroïnes, mais aussi de leurs partenaires masculins7, donnent lieu à de longs monologues dont les planches gravées ne rendent pas compte. La discrétion des illustrations là aussi est flagrante, les sujets traités sont choisis avec bien plus de timidité que n’en montrent les poètes, et les planches laissent de côté tout un aspect du jeu passionnel pourtant important et significatif.
Clovis est le poème où les personnages féminins apparaissent le plus fréquemment dans les images ; on peut supposer que c’est lié à la trame romanesque, qui leur donne des rôles marquants. Dans l’image plus encore que dans le poème, elles symbolisent presque toujours autre chose qu’elles-mêmes ; le traitement dans l’illustration met en jeu les passions ou les valeurs qu’elles représentent. Albione quittant Clovis au livre 9 symbolise l’effronterie et la liberté sexuelle. Au livre 24, Yoland assistant au baptême de Clovis avec l’intention de l’assassiner devient la noire image de la haine impuissante : l’image nous la montre juste au moment où, obligée de reconnaître la force du bras divin flamboyant qui l’arrête, elle accède à l’évidence de la foi, qu’elle professe publiquement peu après. Dans La Pucelle, la rencontre entre Agnès et la Pucelle représente, bien au-delà de leur personnage, celle de l’appétit concupiscible et de la grâce divine rivalisant pour déterminer la volonté, représentée par le roi (selon les intentions expliquées par Chapelain).
La Pucelle, livre 6 : Agnès vient tenter de reconquérir Charles. [Bibliothèques de Nancy]
Agnès est la tentatrice et l’image des faiblesses charnelles dont la Pucelle protège le roi indécis.
Comme dans la Jérusalem délivrée, le merveilleux chrétien est présent dans tous nos poèmes. Les illustrations en rendent compte inégalement. En cela, elles reflètent la façon dont les poètes intègrent le merveilleux dans leur œuvre. La Pucelle, qui est le poème le plus discret sur le merveilleux, en a aussi très peu dans les illustrations. Nous assistons à l’apparition inopinée de la Pucelle à Charles au livre 1 ; le modèle évident est l’Énéide, où Énée apparaît à Didon après être entré dans la ville de Carthage puis dans le temple de Junon caché par un nuage, au livre 18. Une autre planche (livre 9) nous montre la Pucelle étonnamment lumineuse : la lumière divine qui émane d’elle fait fuir les démons9. Chapelain, obsédé par la vraisemblance, minimise la part du merveilleux :
Lorsque je dressai mon plan, et que je donnai la forme poétique à ce véritable événement, j’eus un soin particulier de le conduire de telle sorte, que tout ce que j’y fais faire, par la puissance divine, s’y puisse croire fait par la seule force humaine, élevée au plus haut point, où la nature est capable de monter.10
Au fond, il refuse la logique épique, et cela explique en partie son échec. L’illustration ne fait qu’accentuer son choix : on ne voit jamais l’action des anges, pourtant bien affirmée dans les vers, ni les faits merveilleux dus aux démons, comme la réanimation par les démons du cadavre de Jean le Bon qui admoneste son fils Philippe de Bourgogne venu à son tombeau. Alaric prouve un imaginaire épique plus développé chez Scudéry : il nous montre dans deux illustrations sur dix un ange, au livre 1 celui qui vient donner l’ordre au héros de conquérir Rome, puis au livre 4 celui qui tient le gouvernail de la chaloupe dans laquelle vogue le héros. Au livre 6, la planche représente un chapitre des démons. Les forces au service du bien et du mal sont donc directement visibles. Le jeu des pouvoirs célestes ou démoniaques apparaît bien davantage encore dans les illustrations de Clovis, sur onze planches, soit 42 % du total. L’action des démons se manifeste notamment dans les visions des livres 6 et 15, mais nous voyons surtout de nombreux miracles : ainsi la Vierge, puis saint Denis, qui viennent en personne sauver Clotilde en péril.
Clovis, livre 4 : La Vierge vient au secours de Clotilde évanouie dans un bois. [Harvard, Houghton Library]
C’est pourtant dans Saint Louis qu’on tutoie le Ciel et l’Enfer dans les illustrations de la façon la plus fréquente : 11 sur 18 des planches gravées (61 %) nous mettent en présence du surnaturel par des miracles, des anges en action, le Christ lui-même qui accueille saint Louis au paradis au livre 8, la Vierge qui vient se manifester à la païenne Zahide au livre 17. Une planche montre l’ange qui fouette les eaux du Nil pour mettre fin à l’inondation, une autre les anges qui portent le corps de Robert d’Artois dans son tombeau11. Ces représentations donnent le plus beau rôle aux forces du bien. Les démons n’apparaissent que vaincus ou chassés, plus clairement encore que dans Clovis. Saint Louis est aussi le seul des poèmes qui nous présente l’image d’une personnalité prophétique, Alegonde, sainte ermite qui interprète pour les croisés les signes donnés par le Ciel. Sainte Geneviève, qu’on s’attendrait à voir dans Clovis au livre 8 ou au livre 12, et la Sibylle de Cumes qui révèle à Alaric le futur de sa race, sont absentes des illustrations. Quant à Chapelain, il a réduit l’intervention prophétique à une voix mystérieuse entendue par la Pucelle, Charles et Dunois dans une crypte profonde, ce qui exclut toute représentation. Il est de ceux qui désenchantent le monde, contrairement aux autres poètes et surtout au P. Le Moyne, qui chante un univers harmonieux et pénétré du souffle divin.
Les écarts entre l’illustration et le texte
Les conventions représentatives s’imposent quelquefois à l’artiste contre le respect du texte. L’écart est manifeste en ce qui concerne l’équipement militaire : les poèmes héroïques évoquent des armures empruntées au romanzo italien, faites de nombreuses pièces très couvrantes1. Outre la cuirasse et l’armet dont la visière couvre le visage, brassards et gantelets, tassettes et jambières protègent les bras et les jambes. Nous le savons par les ekphrasis des armes des héros2, ainsi que par les récits de combats : la blessure intervient par les jointures, ou par le coup violent d’un adversaire trop fort. La représentation de tels héros devrait ressembler à celle du chevalier de la célèbre gravure de Dürer3. Les illustrations des poèmes héroïques, tout à l’inverse, nous montrent les combattants revêtus d’un casque qui laisse largement voir leur visage et d’une cuirasse « à l’antique ». Sous une tunique courte, ils montrent leurs bras, leurs cuisses et leurs genoux, comme les tableaux ou les statues équestres contemporains.
L’habit des guerrières est très proche de celui des héros. Mais comme ceux-ci sont vêtus de tuniques courtes, la pudeur exige qu’elles portent une jupe avec la cuirasse, comme les déesses ou personnages allégoriques féminins de la statuaire et de la peinture : on le voit avec Yoland au livre 8 de Clovis, on le voit aussi avec Zahide et Almasonte lorsqu’elles combattent Mélédor et Alzir.
Saint Louis, livre 11 : combat d’Almasonte et Zahide contre Alzir et Mélédor. [Bibliothèque de Nancy]
Or l’aventure tragique de ce combat repose entièrement sur le fait que le harnois cache l’identité : les deux princesses, dont le casque masque le visage et dont les boucliers ne portent pas de blason, prennent les deux guerriers pour Bourbon et Culans dont ils ont pris les armes, et d’autre part Alzir et Mélédor ne peuvent savoir qu’ils ont affaire à des femmes, encore moins que ce sont les deux princesses dont ils sont amoureux. Le traitement par l’artiste rend le quiproquo totalement invraisemblable. Parmi les guerrières, une seule est rigoureusement habillée comme un homme, Albione, lorsqu’elle vient trouver puis lorsqu’elle quitte Clovis, sous l’apparence de Clotilde qu’elle a prise grâce à un charme ; cette tenue immodeste s’accorde avec la chevelure libre, signe de dévergondage4, et avec le discours qu’elle tient, d’« une audace effrontée » :
Mon cœur ne peut deux mois aimer en même lieu.
Je vais voir Sigismond, et je te dis adieu.5
Sa tenue masculine convient bien à l’impudeur qu’elle montre par ailleurs.
La blondeur serait-elle un signe de vertu ? Clotilde est représentée avec des cheveux clairs, sauf précisément sur cette image du livre 9 où elle semble sans pudeur (puisque c’est une autre sous son apparence). Or Clotilde est brune, le texte l’indique clairement : le poète voulait par-là rendre hommage à la beauté brune de la pieuse duchesse d’Aiguillon. Préjugé ou convention, la vertu semble aller avec les cheveux blonds dans l’esprit de l’illustrateur.
Quant à la Pucelle, les illustrations donnent de ce personnage une image ambiguë. Son costume, son visage sont à peu près les mêmes que ceux du roi, et son expression résolue la fait souvent paraître plus virile que lui. Elle porte soit l’armure, soit un habit masculin, mais, peut-être pour rappeler sa féminité ou sa condition de bergère, son chapeau couvert de plumes est attaché sous son menton par un ruban, ce qui la tire bizarrement vers le genre pastoral. Elle a aussi sur l’image les cheveux épars, comme le roi. Pourtant le poème évoque à plusieurs reprises sa tresse brune : les saintes héroïnes, la Pucelle et Clotilde, ne portent pas les cheveux dénoués. Là encore l’illustration et le texte ne se correspondent pas. En tout cas le personnage, tel que le montre l’image, est intermédiaire entre le féminin et le masculin, entre l’épique et le pastoral ; comme dans le texte (où elle n’a ni nom ni prénom), elle apparaît indéterminée. Cela aussi peut expliquer l’échec du poème, pourvu d’une héroïne à laquelle nul ne pouvait s’identifier.
Ce sont donc les traditions représentatives, quelques préjugés culturels bien ancrés et de légers glissements de style qui donnent quelquefois à l’illustration un sens divergent de celui que le poète a clairement signifié dans les vers.
L’image règne à coup sûr là où le merveilleux et l’historique se croisent, parce qu’elle fait fusionner les différents niveaux de la réalité et de l’imaginaire. Sa présence dans le poème héroïque se justifie d’elle-même.
L’illustration brise le rythme de la diégèse : elle ne rend compte que des passages les plus violents ou les plus décisifs, laissant dans l’ombre les moments de dialogue, de réflexion, de prière, essentiels dans le texte mais moins offerts à la représentation visuelle. Simultanément, elle offre au peintre et au graveur la possibilité de disposer la scène et même de regrouper dans un tableau unique des faits qui dans le récit se succèdent6. Les sens allégoriques sont ainsi mis en évidence.
Elle joue un rôle de médiation en rapprochant de l’imaginaire du lecteur les scènes qui lui sont proposées. Dans nos poèmes, elle suit et renforce dans bien des cas les choix idéologiques et poétiques dont le texte témoigne, notamment pour le merveilleux. Au besoin elle les simplifie. La caractérisation des personnages, de toute façon peu variée dans un poème héroïque, se voit schématisée : tout héros a l’apparence d’un guerrier romain même si le poème le décrit en chevalier, tout paysage tend à devenir bucolique, quelle que soit la nature de l’événement ; l’image oppose l’héroïne chaste et blonde à l’aventurière brune, même si leur « poil » est également brun. Ce jeu de transposition nous ouvre aux codes et aux présupposés qui étaient ceux du lecteur du temps et complète donc utilement une accculturation par elle-même délicate pour bien des lecteurs aujourd’hui.