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Condenser l’image : l’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657)

Maxime CARTRON

Université Jean Moulin Lyon 3

« Les peintures ne racontent pas un récit : elles font silence en demeurant à son affût. Elles transforment la vie en son résumé.1 »

Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin est un poème épique qui se compose de vingt-six livres, chacun étant illustré par une gravure décrivant, comme le signale Francine Wild, « l’un des passages les plus mouvementés de ce livre2 ». En ce sens, on peut considérer l’image comme une synecdoque : la scène décrite est potentiellement la plus importante du livre et/ou la plus intéressante, du moins du point de vue de l’illustrateur3. Ces scènes rendent compte du texte en le reprenant pour le redire autrement.

En 1676, dix-neuf ans après le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin, Carel de Sainte-Garde écrivait :

Le peintre ne peut représenter que l’instant d’une action. Par exemple, s’il veut donner le portrait d’une bataille, tous les personnages auront toujours la posture d’un certain instant. Celui qui lève l’épée pour frapper son ennemi la tiendra toujours levée. Celui qui tombe de son cheval demeurera toujours en cet état. Mais le poète décrit aisément l’action tout entière. Il décrit, dis-je, ce qui arrive aux premiers moments et d’un fil continu il va jusqu’aux derniers et en achève la suite. Joint que la peinture n’exprime point, ou n’exprime que faiblement, les pensées et les passions, elle n’a point de couleurs pour cela. Mais la poésie a des couleurs spirituelles qui la représentent d’une manière très noble.4

Pour Carel de Sainte-Garde, « Les choses peintes n’ont ni mouvement ni parole5. » Ou, pour le redire avec Diderot : « Le peintre n’a qu’un instant ; et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions6. »

J’aimerais au contraire réfléchir à quelques illustrations de François Chauveau pour Clovis comme à une condensation d’instants et de micro-instants, qui réintroduit du mouvement dans l’estampe pour rendre compte de la narrativité de l’épopée de Desmarets. Le parcours que je propose s’appuiera sur les planches gravées qui ont vraisemblablement causé le plus de tracas à Chauveau pour rendre la narrativité, soit sur celles qui décrivent une scène a priori impossible à représenter du point de vue de la simultanéité et/ou de la continuité de l’action, et qui révèlent l’habileté et le talent du graveur. Il s’agira pour ce faire de préciser certains aspects du style de Desmarets, qui suscitent tout naturellement l’illustration. On cherchera à voir comment l’image « manipule […] le temps de la narration poétique en faisant coïncider des moments distincts7 » et comment « à l’instar de cette simultanéité temporelle, elle se complaît à convoquer des sens multiples, inscrits en filigrane dans les vers8 », pour citer Véronique Adam à propos d’un autre corpus9.

Illustration et prolepse : le moment de la requête

Le texte correspondant à l’image (Fig. 1) du livre II est le suivant :

Clovis perdant l’espoir arrête enfin sa course

Alors qu’à ses regards, près d’une pure source,

Sur le bord d’un ruisseau de frênes ombragé,

Une nymphe paraît, dont le bras engagé

Soutient le noble faix de sa tête superbe,

Et dont l’aimable corps mollement presse l’herbe.

Un doux vent fait voler ses plus libres cheveux.

Ses beaux pieds sont serrés d’un cothurne à cent nœuds.

Son épieu sur les fleurs près d’elle se repose.

Sa fierté se dément par sa bouche de rose.

Trois nymphes à l’écart, le carquois sur le dos,

Sur la rive plus basse imitent son repos.

De chiens chacune tient une laisse vaillante.

L’un dort, l’autre s’étend, l’autre boit l’eau coulante.

Un sanglier aux longs poils, aux écumeuses dents,

Semble dormir en paix près des limiers ardents ;

Mais la rougeur du sang qui souille la verdure

Fait reconnaître assez sa funeste aventure. […]

Clovis en surmontant sa profonde tristesse :

« Qui que tu sois, dit-il, soit nymphe, soit déesse,

Favorable aux mortels de douleur consumés,

N’as-tu point vu courir dix Bourguignons armés ? »

Elle dresse son chef d’une façon hautaine.

Sur le noble guerrier son regard se promène […].1

Et la scène s’arrête ici ; Chauveau ne va pas plus loin. Yoland entend la requête mais n’y répond pas encore, c’est la suite du texte. On pourrait donc dire que Chauveau a parfaitement figé la scène à l’aide de l’attention qu’il accorde aux détails, scrupuleusement reproduits (les chiens, le sanglier, le vent dans les cheveux de Yoland…). Néanmoins, le visage de la chasseresse semble exprimer l’admiration, ou du moins la curiosité, l’intérêt, rendus sensibles par la position de sa main droite, qui suggère une posture de contemplation, la main gauche étant librement et presque sensuellement posée sur la cuisse2. Ceci n’est pas dans la scène décrite par Desmarets, qui accentue au contraire aux vers suivants la morgue de la princesse :

Puis elle abaisse l’œil, se lève avec froideur,

Se tient muette un temps, d’orgueil ou de pudeur.

A peine pour ces mots ses lèvres sont ouvertes :

« Nul passant n’a paru dans ces forêts désertes ».

Puis elle se détourne, avare de sa voix.

Dédaigneuse elle laisse et Clovis et le bois.3

On attendrait que Chauveau, anticipant l’instant de la réponse, rende compte de cette « froideur ». Il ne le fait pas. Pourtant, l’admiration et la curiosité de Yoland pour Clovis sont bien présentes dans ce livre, mais on l’apprend rétrospectivement, grâce au discours qu’elle tient à Aubéron et Albione aux vers 921-925 :

Naguère, dit sa sœur, j’ai vu ce prince illustre :

Au moins un qui n’atteint que son cinquième lustre,

D’un port superbe et doux, d’un auguste regard,

Et qui presse un coursier à poil de léopard.

Il court, et des brigands il a perdu la piste.4

Plus explicitement encore :

Est-ce là ce grand roi dont partout le bruit vole ?

Je brûle du désir d’apprendre ses exploits,

Et quels peuples sa force a rangés sous ses lois,

Et de savoir encore le sort de ses ancêtres […].5

Le livre II est important car il permet notamment de décrire l’amour naissant de Yoland et d’Albione pour Clovis, amour qui entraînera de nombreuses péripéties dans la chaîne épique. Chauveau se trouvait face à un problème de rendu narratif : fallait-il condenser rétrospectivement la scène – solution qu’il retient – en important de la suite du texte des sentiments qu’on peut lire ici « en avant-première » – ce qui rend bien compte de la fonction de résumé synecdochique de l’image –, ou se contenter de reproduire le comportement hautain de Yoland, qui est calculé et indexé sur son orgueil naturel, caractéristique constante du personnage tout au long de l’œuvre ? Le texte introduit en fait subtilement une alternative à cette explication : au vers 872, Yoland « se tient muette d’orgueil ou de pudeur ». Un choix est donc laissé à l’illustrateur. Chauveau s’engouffre dans la brèche pour dévoiler une interprétation de la scène : pour lui, si Yoland se montre aussi froide, c’est possiblement par « pudeur », ce qui en soi ne semble pas contredire l’orgueil (la hauteur de son rang et les règles qui en découlent exige qu’elle ne réponde pas à un inconnu avec familiarité), mais ce qui peut s’entendre de manière polysémique, comme l’illustration en témoigne. On voit en un instant, condensé, que Yoland est impressionnée par Clovis, ce que nous n’apprenons que plus tard dans le récit épique. L’illustration revêt ici une fonction proleptique.

Asyndète et illustration : Gondebaut et les spectres

Dans Clovis, Desmarets emploie souvent l’asyndète pour exacerber la vivacité du récit puisque, comme le rappelle Francine Wild, « une épopée, c’est d’abord un récit, et un récit haletant. Le temps du récit épique est le présent, et le récit bondit d’un épisode à l’autre1 ». L’absence de transition (le marqueur « déjà » suffit) situe le texte dans une sorte de système cinématographique par séquence2. Mais Desmarets se sert également de cette figure pour rendre compte des sensations et sentiments des personnages, qui sont souvent mêlés, voire brouillés : l’asyndète est un moyen expressif qui vise simultanément à illustrer le récit, à le placer sous les yeux du lecteur, car l’asyndète participe évidemment de l’hypotypose, et à en augmenter l’expressivité.

L’exemple du songe de Gondebaut au livre sixième est particulièrement éclairant. Voici le passage textuel que Chauveau choisit d’illustrer (Fig. 2) :

Sa bouche alors lança deux infâmes serpents,

Qui déjà sur son lit et par son sein rampant

Le mordent, et déjà le percent jusqu’à l’âme.

Il se trouble, il s’effraie, il frémit, il se pâme.

Mais l’effroi le réveille. En vain il veut crier.

Son impuissante voix s’attache à son gosier.

Au défaut du parler, il se débat, il tremble.

Il pousse des sanglots et gémit tout ensemble.3

Conformément au texte, le graveur représente le roi dans son lit, épouvanté par l’apparition des fantômes de son frère et de sa belle-sœur qu’il fit assassiner pour prendre le pouvoir. Le premier, qui se trouve devant lui, le second étant positionné en retrait mais dans le même angle de perspective, lui lance par la bouche « deux infâmes serpents ». Dans le texte, la strate temporelle suivante narre l’apparition des serviteurs, alertés par les gémissements confus de leur maître, incapable de crier : « Tous les siens à son aide accourent à ce bruit4. » La gravure anticipe ce vers et condense la scène en les faisant apparaître à l’arrière-plan, à gauche, introduisant un clair-obscur par le rai de lumière que produisent leurs torches. Cette anticipation se justifie par la posture de Gondebaut, condensant elle aussi le cri, le gémissement, l’effroi, en un mot ses diverses gesticulations successives qui finissent par alerter les domestiques. L’asyndète du vers 2370 (« Il se trouble, il s’effraie, il frémit, il se pâme »), signalant cet enchaînement de sensations brouillées, est ainsi rendue par l’estampe, et insère un autre rapport au temps et à la continuité narrative : l’acmé de la scène, son point culminant en termes d’expressivité de l’image, est représentée, Chauveau condensant le temps pour en maximiser l’efficacité. La scène fait tableau et suscite l’effroi du lecteur, dont le regard converge sur Gondebaut. Là où Desmarets narre en continu, Chauveau condense, ramasse, résume et produit une scène de la scène, soit une véritable ekphrasis de l’hypotypose. Comme le suggère Olivier Leplatre, il s’agit par-là de « faire de l’ekphrasis plus qu’une forme : un mouvement. Par quoi elle se comporterait comme un lieu sans lieu assigné, une figure atopique refusant les codes fixes, les cloisonnements génériques et les cadres formels5. » L’ekphrasis ne se réduit pas à la stase, à l’image fixe : elle fait signe vers le texte via un mouvement insufflé par l’illustrateur.

Enjambement de l’image

La lutte d’Yoland et Clovis qui oriente la lecture du livre VIII commence en fait à la toute fin du livre VII, aux vers 3084-3090, et l’on retrouve cette continuité dans l’illustration (Fig. 3), Chauveau ayant choisi le moment où Clovis a arraché Yoland de son cheval :

Le barbe impétueux, allégé de sa chargé,

Fournit sa course entière, et dans l’espace large,

D’un pied libre et léger, fait cent sauts et cent bonds.

Le peuple épars le fuit, et se presse en arrière,

Et d’une place vaste élargit la carrière.1

Le Livre VIII débute quant à lui par ces vers :

Dans les bras de Clovis Yoland se débat,

Fait mille vains efforts, de ses poings le combat,

Enfin du fort coursier prend la bride et la serre.

Il se cabre […].2

L’illustration porte la marque du livre précédent (le cheval sans cavalier qui sème la panique à l’arrière-plan), tout en signalant le changement de livre en focalisant le regard sur le combat au premier plan3. L’enjambement produit par l’image fonctionne comme une condensation mémorielle : l’illustrateur agglutine les deux épisodes pour n’en former qu’un seul, tout en donnant à voir le changement de temporalité. Le jeu de l’espace (arrière-plan/premier plan) crée cette temporalisation4 : on passe clairement d’un instant à un autre. Là encore, le moment de la scène est en fait un composé de plusieurs instants, tout comme l’instant du combat est lui-même le produit de micro-instants : la narrativité est rendue par Chauveau en ce qu’il condense en une seule unité temporelle deux micros strates ; celle où Yoland donne des coups de poing à Clovis et celle où elle agrippe la bride du cheval.

De plus, Chauveau choisit de s’arrêter juste avant l’instant fatidique5, celui de la chute, qui est déjà au demeurant suggéré ici par la posture en suspension que les éléments évoqués ci-dessus introduisent : « il se cabre » est le dernier micro-instant condensé dans cette illustration, mais il est naturellement suivi au vers 3094 par « et tous deux ils tombent sur la terre ». L’illustration invite le lecteur à imaginer la suite de l’épisode, sur laquelle la construction temporelle ouvre. L’image enjambe deux textes, qu’elle agglutine tout en en signalant la distinction, et elle fait référence simultanément à l’instant précédent et à l’instant suivant, par le biais de micro-instants condensés en instantanés : la temporalité de l’illustration est bien ici celle de l’épique en ce qu’elle relève de ce « continuel présent temporel et local » analysé par Auerbach dans une étude célèbre6. En somme, on peut dire avec Merleau-Ponty que

Les seuls instantanés réussis d’un mouvement sont ceux qui approchent de cet arrangement paradoxal, quand par exemple l’homme marchant a été pris au moment où ses deux pieds touchaient le sol : car alors on a presque l’ubiquité temporelle du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace. Le tableau fait voir le mouvement par sa discordance interne ; la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée, et comme tous restent visiblement dans l’unité d’un corps, c’est lui qui se met à enjamber la durée.7

« L’ubiquité temporelle du corps » provient d’un enjambement de l’espace qui est aussi enjambement de la temporalité, et pourrait révéler une poétique de l’illustration singulière, fondée sur l’éloquence du geste et du corps.

Éloquence du geste et condensation du sentiment

Carel de Sainte-Garde reconnaît lui-même que « les beaux traits de la peinture jettent dans l’esprit quelque idée du mouvement et des paroles1. » L’éloquence du corps et du geste pourrait figurer le mouvement, censé être absent en peinture. Si nous prenons l’illustration du livre IX (Fig. 4), nous nous apercevons du talent de Chauveau, qui réussit par leur expression conjointe à condenser plusieurs sentiments distincts en un seul2.

Il semble que l’image donne à voir Clovis alors qu’il veut qu’« au moins devant tous lui-même il se surmonte3 », ce qui est perceptible notamment par son geste des mains, qui met à distance les propos de ses hommes, étonnés et réprobateurs, suggérant peut-être de rattraper la fausse Clotilde. Ce geste arrête le temps du discours en un équivalent en image de l’intimation au silence : geste de maîtrise, qui semble concorder avec le vers 3574. Mais le visage de Clovis, encore tout interdit, exprime clairement la surprise, le dépit devant l’insulte, voire la colère et, plus encore, rend bien la juxtaposition contradictoire du vers 3563 : « Il pâlit, il rougit ; ses yeux sont pleins de feu4. » On peut deviner ou imaginer la rougeur sur la joue, la pâleur sur le reste du visage. Le regard semble hésiter, témoin de la douleur causée par ce départ offensant (« son âme éperdue en mille maux flottante5 »), l’expression de la bouche marquant la surprise mais aussi l’indécision (« et sa bouche en suspens ne sait que prononcer6 »). La scène est opérée par un « retour amont » : Chauveau efface le « il veut, il ne veut pas » en axant le regard du spectateur sur le geste de maîtrise : Clovis semble bien « surmonter » son dépit et sa douleur. Cependant, le détail du visage du roi réinsère les vers précédents dans la description, et donne à voir au spectateur un Clovis qui se contient devant ses hommes, tout en masquant au mieux sa souffrance. L’équivalent pictural du « il veut, il ne veut pas » – notons à nouveau l’intérêt de la juxtaposition asyndétique, qui permet à Chauveau de poser une assise, un ancrage dans le texte, qui l’invite à en donner l’équivalent en image – est représenté par l’expression de la bouche notamment, le geste de la main figurant le vers 3574, qui révèle également une manifestation de dépit, voire d’incrédulité. Chauveau réussit à rendre effectif le tiraillement du roi, mais il ne se contente pas de marquer la contradiction : il l’exhibe comme principe artistique d’une condensation du temps, qui augmente l’expressivité du texte. L’image est un supplément, mais un supplément qui interprète en reconfigurant7.

Pallier la parole

La peinture ne parle pas, c’est un fait. Mais elle peut pallier la parole car elle peut en représenter l’effet, et se montrer ainsi complémentaire du texte, on l’a vu avec la scène du retour de chasse, où Chauveau rend compte de l’adresse de Clovis par le geste et par le mouvement de la bouche, qui traduisent et transcrivent la requête. Au livre XVIII, un procédé encore plus ingénieux mérite d’être analysé. Myrrhine, la servante d’Yoland et Albione, vient trouver Lisois (amoureux d’Yoland) et un autre guerrier nommé Ardéric pour les piéger, c’est-à-dire, en l’occurrence, les attirer dans les rets de l’enchanteur Aubéron. Chauveau choisit de rendre compte de l’abord des deux Francs par Myrrhine, soit de la scène de la parole (Fig. 5) :

« Magnanimes guerriers, dit-elle toute en larmes,

Si jamais la pitié régna parmi les armes,

Secourez de vos soins la princesse Yoland ».

Du désir de la voir Lisois déjà brûlant

Sent son cœur s’émouvoir, et veut qu’elle l’adresse

En quelque lieu du monde où souffre sa princesse.1

La parole de Lisois est représentée par son geste de compassion vive (passion chevaleresque par excellence), mais aussi d’impatience, qui semble signifier à Myrrhine qu’il est prêt à se rendre séance tenante à l’endroit qu’elle lui indique, ce que marque également le mouvement du cheval, s’élançant déjà sur le commandement de Lisois dans cette direction. Le geste de la servante désignant le lieu ainsi que sa posture se comprennent comme l’inquiétude et l’affolement (feints) transmis dans le texte uniquement par le langage : l’image complète celui-ci en ce qu’elle lui donne une interprétation rhétorique, via le corps qui lui manque : rien sur les sentiments de Myrrhine en effet, dans le poème de Desmarets, mais on sait au demeurant qu’ils sont feints, puisqu’on l’a appris avant. L’image apporte simplement au texte une théâtralité. Mais Chauveau va plus loin en agglutinant à ce passage le moment suivant :

Myrrhine les conduit dans la sombre épaisseur

Où paraît à leurs yeux Yoland et sa sœur.2

Chauveau fait de deux scènes une seule, pour pallier la parole manquante, mais aussi pour l’interpréter. Le « désir de la voir » est quasi performatif ici ; les princesses sont dans l’ombre du bois, Lisois, Ardéric et Myrrhine dans la clarté d’une clairière, situation dans l’espace qui métaphorise le déroulé du texte : Lisois et Ardéric vont accéder bientôt aux princesses, qu’ils ne voient pas encore. La suite de l’épisode n’est donc pas encore tout à fait révélée par Chauveau, qui rend compte de la continuité narrative de cette manière. Le désir de voir est aussi celui du lecteur, qui en voit plus que Lisois et qui acquiert par-là un recul sur la scène. Car plus encore, la métaphore de la situation des personnages est évidente : ils accèderont aux princesses (Ardéric tombera pour sa part amoureux d’Albione), mais ce sera au prix de la perte de la lumière, puisqu’ils se retrouveront prisonniers d’Aubéron et de ses noirs sortilèges. D’ailleurs, on peut y voir aussi un rappel du vers 7128 : « Elle court, et les trouve égarés dans le bois3 ». L’interprétation du texte par Chauveau est la suivante : la véritable situation d’égarement est celle introduite par Myrrhine agent du démon.

En désaccord avec Carel de Sainte-Garde, j’aimerais conclure en disant que la grande habileté de Chauveau le conduit à inventer plusieurs manières de rendre compte de la narrativité du texte, par le biais d’une condensation du temps et de l’espace, qui pallie la parole absente, qui redouble le texte, à la fois pour le transposer, mais aussi pour l’interpréter, pour en donner une version, attentive au détail, fondée sur l’éloquence du geste et du corps. En somme, il conviendrait à présent, pour prolonger l’étude, de se demander si Chauveau et Desmarets ont échangé sur les illustrations, et sous quelles modalités. Quelles ont pu être leurs relations ? Y a-t-il eu un ou des intermédiaires entre le graveur et le poète ? La présence récurrente de l’asyndète semble en effet fournir au premier la base initiale de plusieurs images, exploitant par-là un stylème propre au genre, certes, mais aussi à l’auteur. Comme l’écrit F. Wild à propos de l’esthétique de Clovis :

Cette esthétique de la surprise est aussi une esthétique visuelle : voir, c’est connaître, comprendre, ou parfois être confronté à une énigme. La mémoire collective – l’histoire du peuple franc – se décline en tableaux qu’on contemple ou qu’on commente, les moments importants de l’action sont racontés de façon à apparaître comme des scènes plus que comme des épisodes ; les ornements du récit sont surtout des comparaisons ou des métaphores, qui presque toujours font appel au registre visuel.4

La scène, ce « cadre sémiologique fondamental de la peinture classique » selon Stéphane Lojkine5, c’est le texte lui-même, mais le texte en images, qui résume de manière synecdochique les plus beaux passages de l’épopée, ou plutôt les plus propres à représenter le style de cette dernière, fondé sur l’hypotypose, et sur une ekphrasis en mouvement, qui témoigne de la vitalité herméneutique du dialogue des arts à l’âge classique.