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Le manuscrit, une leçon de style ? L’exemple du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, genèse du style et style de genèse
Anne RÉGENT-SUSINI
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
« L’homme », déclare Bossuet dans un passage maintes fois cité du Sermon pour la Profession de La Vallière, « ressemble à un édifice ruiné qui, dans ses masures renversées, conserve encore quelque chose de la beauté et de la grandeur de son premier plan. […] qu’on remue ces ruines, on trouvera dans les restes de ce bâtiment renversé, et les traces des fondations, et l’idée du premier dessein, et la marque de l’architecte1 ». Le prédicateur se doutait-il qu’un tel passage pourrait servir de métaphore aux brouillons de ses sermons, dans lesquels les éditeurs successifs se sont efforcés de trouver, chacun à sa manière et avec ses présupposés, « et les traces des fondations, et l’idée du premier dessein, et la marque de l’architecte » ? Cependant, comme on sait, les ruines n’ont pas toujours suscité l’intérêt, moins encore l’admiration. Dans le cas de Bossuet, les Mémoires de son secrétaire et biographe l’abbé Ledieu avaient imposé l’idée que le prélat n’écrivait pas ses sermons, ou n’en rédigeait que des plans. Pourtant, lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle une gigantesque campagne de collecte entreprise en vue de préparer les premières œuvres complètes de Bossuet aboutit à la découverte de près de deux cents sermons et panégyriques autographes, l’authenticité des manuscrits (autographes) est universellement admise, sans que disparaisse pour autant le mythe de l’improvisation qui prévalait jusqu’alors. Tout l’art des éditeurs successifs consistera désormais à concilier par une série d’ajustements l’évocation de Ledieu avec la réalité matérielle des manuscrits2, d’accorder, pour reprendre la terminologie d’Almuth Grésillon, la genèse externe avec la genèse interne3.
Les problèmes, pourtant, ne s’arrêtaient pas là. La description des sermons que donne au début de sa préface leur premier éditeur, le bénédictin Deforis, est à cet égard éloquente :
Jamais nous n’exprimerons assez exactement l’état informe où ces sermons étaient réduits, et la répugnance que l’on pouvait sentir en les examinant, à entreprendre de les transcrire. Tous étaient sur des feuilles volantes, fort confuses, dont le caractère, très-mauvais, demandait une étude particulière pour ne point se méprendre dans la lecture. Mais ce n’était là qu’une petite partie des difficultés qu’ils présentaient. Remplis de ratures, ils étaient chargés, dans les interlignes, d’une écriture extrêmement menue, beaucoup plus indéchiffrable que celle du corps du manuscrit ; et les mots, souvent ajoutés par-dessus pour servir de variantes, venaient encore augmenter la confusion et l’embarras. Une multitude de transpositions presque inintelligibles, des additions de toute espèce, dont il fallait en quelque sorte, deviner la place, pour trouver l’ordre et le fil du discours, étaient seules capables de décourager la meilleure volonté […].4
Il s’agit certes de se grandir soi-même en grandissant le défi, et de justifier au passage le retard pris par l’édition, mais le problème semble bien réel, puisqu’il sera de nouveau évoqué avec insistance par tous les éditeurs qui s’affronteront à leur tour aux manuscrits de Bossuet5.
Cinthia Meli, même si elle n’utilise pas la notion de « genèse éditoriale », a parfaitement décrit les enjeux des éditions successives des œuvres oratoires de Bossuet, et l’action décisive, ou pour mieux dire, constitutive, des éditeurs successifs de ces textes appelés « œuvres oratoires de Bossuet », dont la gestation progressive fut ainsi, en un sens, collective. Mais le défi lancé par les « œuvres oratoires » à la génétique d’auteur ne s’arrête pas là : outre l’idée de genèse individuelle, c’est la notion même de dossier de genèse, devenue essentielle pour la démarche génétique, qu’elles semblent déstabiliser. Pierre-Marc de Biasi définit le dossier de genèse comme
l’ensemble, classé et transcrit des manuscrits et documents de travail connus se rapportant à un texte dont la forme est parvenue, de l’avis de son auteur, à un état rédactionnel avancé, définitif ou quasi définitif. Lorsqu’il est assez complet, le dossier de genèse d’une œuvre publiée fait habituellement apparaître quatre grandes phases génétiques que j’ai intitulées : phases pré-rédactionnelle, rédactionnelle, pré-éditoriale, éditoriale.6
Mais dans le cas de Bossuet, dont, sauf rares exceptions, les sermons n’étaient pas destinés à la publication, ces opérations d’écriture sont beaucoup plus difficiles à cerner : puisqu’il n’y a plus ni phase pré-éditoriale, ni phase éditoriale, les discours n’étant pas, sauf de très rares exceptions, destinés à la publication écrite, l’axe chrono-génétique se dérobe inévitablement par endroits7.
Alors, genèse de quoi ? Des discours prononcés ? Ils nous échappent à jamais. D’un texte définitif ? Sans texte publié, pas de texte définitif8. En d’autres termes, les manuscrits de Bossuet ne sauraient se prêter à une génétique de l’imprimé, mais seulement à une génétique des ébauches9 – ce qui implique, pour ceux qui les éditent, de se défaire d’un certain nombre de présupposés (ou d’impensés) hérités des éditeurs du XIXe siècle.
C’est sur ces questions que la présente étude se propose de jeter un éclairage, à partir d’un exemple précis, celui du Sermon sur le Jugement dernier de 1665, dont le manuscrit autographe fait en 1884 l’objet d’une publication, en fac-similé, par l’auteur catholique Joseph-Edouard Choussy (1824-1916). Il s’agit là à la fois d’un exemple parmi tant d’autres et d’un exemple particulier, et ce, à deux titres au moins.
1- À l’échelle des pratiques éditoriales du XIXe siècle, le geste de publication effectué par Choussy s’inscrit dans une double évolution caractéristique de son siècle : d’une part, l’intérêt de plus en plus grand porté aux manuscrits autographes, voire la fétichisation dont ils font l’objet, en lien notamment avec toute une mythologie romantique de l’écrivain, et dont l’une des conséquences est le développement du marché correspondant (avec son inévitable lot d’escroqueries et de falsifications) ; d’autre part, la poursuite du développement de technologies permettant la reproduction et la diffusion de ces manuscrits autographes de plus en plus prisés, et en particulier de la lithographie. Ainsi publié, le manuscrit autographe se trouve désormais scruté en tant que tel : il s’ouvre à une réception propre.
Cependant, l’exemple demeure assez atypique par l’ancrage chronologique du manuscrit publié : les cas de manuscrits autographes conservés du XVIIe siècle ne sont pas si fréquents, d’une part parce que les auteurs tendaient alors, comme on sait, à détruire les avant-textes ; d’autre part parce que l’emploi fréquent de secrétaire (Bossuet, du reste, en eut un à la fin de sa vie) diminuait d’autant la probabilité de manuscrits autographes.
2- À l’échelle de l’« œuvre » de Bossuet, le manuscrit ressemble, d’un côté, à d’innombrables manuscrits de Bossuet, mais il est pourtant à ma connaissance le seul sermon de l’auteur à avoir fait l’objet d’une édition séparée en fac-similé10, accompagnée en outre d’un « Addenda à l’étude qui précède le fac-simile du sermon de Bossuet sur le Jugement dernier ».
Or Choussy, d’ordinaire plutôt historien et politique11, se veut en l’occurrence philologue et stylisticien, dans une démarche qui, au-delà de sa singularité, paraît révélatrice d’une tendance propre au XIXe siècle à reconsidérer les grands auteurs du panthéon classique (Descartes, Pascal, Sévigné, Fénelon…) pour en faire des figures proprement littéraires. Certes, dans le cas de Bossuet, cette « littérarisation », qui est aussi une laïcisation, est loin d’être totale, et Choussy l’associe, dans son volume, à saint Vincent de Paul et saint François de Sales12. Cependant, c’est bien en écrivain, et non en théologien ou en homme d’Église, qu’il l’analyse et le prend pour modèle.
Les éditeurs des œuvres oratoires au XIXe siècle
Élaborant à la fin du XVIIIe siècle la première édition des sermons, le bénédictin Deforis, fondait sa recherche des manuscrits de Bossuet, non pas sur la conviction de leur valeur littéraire, mais sur la certitude de leur valeur spirituelle, avec, sous-jacente, l’idée que l’Aigle de Meaux méritait sur ce point exactement le même traitement que les Pères de l’Église, puisqu’au fond, il en était un :
On sait que quand on a donné les éditions des Pères, on a publié tout ce qu’on a pu recueillir des monuments de ces illustres sermons et autres, quoique toutes les pièces ne fussent ni entières ni également parfaites […]. Or, nous l’avons dit, nous avons cru devoir témoigner à Bossuet le même respect : Un Écrivain aussi considérable mérite assurément cette distinction.1
Cependant, dès la fin du XVIIIe siècle, la perspective d’une édition « littéraire » de Bossuet commence à se dessiner, défendue notamment par le cardinal Maury, à qui l’éditeur avait demandé d’assister Deforis, qui avait pris trop de retard dans la préparation des œuvres complètes. Maury ne tarda pas à se brouiller avec le bénédictin, tant leurs options éditoriales étaient divergentes, et ne manqua pas de dire tout le mal qu’il pensait de l’édition Deforis une fois qu’elle fut parue, accusant le bénédictin d’avoir « porté la superstition d’éditeur, comme on le lui a crûment reproché, au point de ramasser, dans sa collection beaucoup trop volumineuse, jusqu’au linge sale de Bossuet2 ».
Au siècle suivant, cette perspective s’affirme, et Vaillant et Lachat, à leur tour, désapprouvent Deforis pour avoir maintenu dans son édition des passages pourtant condamnés par Bossuet dans le manuscrit, au nom de ce double principe de la maîtrise de l’auteur sur son manuscrit, et de son infaillibilité stylistique.
C’est que Bossuet, désormais, n’est plus un Père de l’Église, mais une figure tutélaire de la littérature française, pleinement auteur : « L’écrivain les a pour ainsi dire marqués du signe de la réprobation ; il entendait les écarter de son œuvre, ils ne doivent pas y figurer », écrit Lachat3. Or, le terme « réprobation » étant un terme théologique qui désigne le jugement divin par lequel un pécheur se trouve exclu du bonheur éternel, il identifie ainsi l’écrivain au Dieu Créateur lui-même ; c’est le Bossuet souverainement stylistique qu’évoquera, entre bien d’autres, Vaillant soulignant la « force » et la « rapidité » dont il a doté tel discours4. Dans cette perspective, ces variantes sont donc moins considérées comme des petits morceaux de sens qu’il faudrait recueillir (comme c’était le cas chez bien d’autres éditeurs), que comme des versions indignes d’un discours, voire d’un texte (c’est le paradigme de l’écrit qui, paradoxalement, domine), admirable – dont elles donnent à voir l’accomplissement progressif.
Dès lors, la question de la place à leur accorder dans l’édition se complique, et l’option qui va peu à peu s’imposer est celle, calquée sur l’édition de textes plus standards, d’une sélection de variantes signalées, en notes de bas de page de très petite taille, au bas du texte principal.
Le projet de Choussy : éduquer le lecteur sous l’autorité de l’auteur
C’est alors qu’intervient l’entreprise de Joseph-Édouard Choussy. Il se justifie longuement de ce projet, en prêtant à l’examen des manuscrits des vertus non seulement herméneutiques, mais proprement pédagogiques. Pour cela, il met en scène un Bossuet d’abord réduit au jeu de mots que faisaient sur son nom ses camarades de collège, Bos suetus aratro, « bœuf habitué à la charrue » :
Oui, jeunes gens, nous tenons à vous présenter ce grand orateur, cet illustre écrivain tel que l’avaient dépeint ses camarades de séminaires traduisant son nom par Bos suetus aratro, et nous initiant ainsi à son genre de travail lent, rude, difficile, comme celui du bœuf courbé sous le joug et traçant péniblement, mais avec ténacité, un sillon rocailleux hérissé d’obstacles toujours renaissants.
Et dans quel but vous dévoiler Bossuet sous ce nouveau jour, si ce n’est pour vous servir d’exemple et d’encouragement, et pour vous prouver que ce n’est que par la toute-puissance d’un travail opiniâtre, qu’après avoir rampé terre à terre il se redresse insensiblement, s’élève au-dessus de ses semblables et s’élance enfin d’un vol majestueux dans les hautes sphères de l’intelligence supérieure et de la gloire la plus pure ?
Mais pour y parvenir, n’oublions pas que Bossuet raturait, raturait sans cesse.1
En passant du nom (Bossuet, bos suetus aratro) au sur-nom (l’Aigle de Meaux, implicitement au cœur de l’image finale), la figure de l’écrivain passe ainsi du bœuf, voire du ver de terre (ramper), à l’aigle, et de la terre au ciel. Or ce scénario d’élévation, voire d'apothéose, n’est pas seulement celui qui doit donner sens à l’ensemble de la carrière oratoire du prélat : il est censé se rejouer, en abrégé, dans chacun des manuscrits – mais bien sûr de manière plus ténue, au point que l’éditeur n’hésite pas, pour le rendre sensible, à le dramatiser à l’extrême : « Nous voulons vous le montrer, quoiqu’à l’apogée de sa gloire, composant des morceaux indignes d’un élève de seconde, soit comme pauvreté de pensées, soit comme extrême faiblesse dans le choix des épithètes. »
Pour Choussy, l’édition du fac-similé d’un sermon isolé suffira à prendre la mesure de ce mouvement irrésistible du progrès stylistique, qui permet d’ordonner les variantes, non seulement sur un axe chronologique, mais sur un axe axiologique. Cet axe n’est plus, comme dans la tradition philologique dont se réclamait Deforis, celui du vrai et du faux, de la leçon authentique contre les versions apocryphes : c’est l’axe qui va du laid vers le beau, et qui dessine entre eux une édifiante et formatrice hiérarchie.
Ainsi, là où pour d’autres éditeurs, ces variantes se résorbent de facto dans la dernière version, version sinon achevée du moins finale, sur laquelle l’auteur n’est plus intervenu et sur laquelle doit se concentrer l’attention du lecteur, pour un Choussy, les variantes, petits cailloux jetés sur le chemin invisible de la naissance du discours, méritent la plus grande attention, car elles jalonnent le développement du génie oratoire et le rendent visible au lecteur. Il ne s’agit pas tant de mieux connaître l’auteur, ou de mieux l’admirer (il n’y a peut-être pas de grand auteur pour le valet de chambre qu’est le généticien fouillant le « linge sale » des variantes) que de mieux former le lecteur, dans une perspective qui au fond est encore celle de la classe de rhétorique (lire pour apprendre à écrire), et non pas celle de la classe de littérature. Bref, l’objectif est moins d’élever l’auteur que d’élever le lecteur, cette instruction impliquât-elle que l’auteur tombe un peu de son piédestal afin de devenir un modèle plus accessible : Bossuet est à plusieurs reprises désigné comme un élève qui se trompe, et fait des « petits pâtés ». L’entreprise de Choussy constitue à ce titre une forme d’aboutissement un peu inattendu du mouvement bien connu qui s’est opéré au XIXe siècle sous l’égide des notions d’écrivain et de style (personnel).
Une entreprise atypique ?
Il ne faudrait pas exagérer son originalité cependant, et ce pour trois raisons au moins.
1- D’abord, parce que la vertu pédagogique des brouillons continue à hanter les autres éditeurs, alors même qu’ils y renoncent. Juste après la citation assassine envers Deforis citée supra, Maury ajoutait en effet : « Cependant cet excédent même, qu’un goût plus sûr et plus officieux aurait mis à l’écart, peut éclairer encore les jeunes orateurs, sur la marche, les progrès, le secret de l’art oratoire, en suivant pas à pas le développement d’un si grand talent. » De même, Lachat concédait qu’un fac-similé « serait la meilleure leçon de style, car le lecteur pénétrerait en quelque sorte dans le cabinet du plus sublime génie, pour assister à l’élaboration de sa pensée1 » – programme dont ne manquera pas de se réclamer Choussy. Lachat soulignait en outre qu’en un paradoxe qui n’est qu’apparent, les ratures sont d’autant plus nombreuses que les manuscrits sont tardifs : le jeune Bossuet, simple prêtre à Metz, se reprend peu, alors que le prédicateur de Cour, et plus encore l’évêque de Meaux, multiplient les variantes, signes d’une attention de plus en plus poussée à la précision du discours et à l’accomplissement de son style. La variante signale, certes, en elle-même un choix défectueux, mais son existence même atteste et assoit la maîtrise de l’écrivain sur son texte.
2- Ensuite, tous ces éditeurs se fondent sur l’idée d’un progrès irrésistible du style, signe d’une maîtrise de plus en plus grande d’un auteur pleinement conscient. De fait, même les éditeurs qui minorent l’importance des variantes, non seulement ne renoncent pas à l’idée d’un progrès du style (au contraire, c’est elle qui fonde l’exclusion des variantes), ni même, contrairement à ce qu’on pourrait croire, au projet de rendre ce progrès perceptible pour le lecteur. Simplement, pour ceux qui éditent, non pas un sermon, mais des œuvres oratoires complètes (ou censées l’être), ce progrès devra se lire dans la progression d’un sermon à l’autre, dans la macrostructure, et non pas à l’échelle d’un seul sermon. C’est ainsi que l’ordre chronologique, imposé par Vaillant contre Deforis, qui organisait les œuvres oratoires selon un calendrier liturgique, dans le but avoué d’édifier les laïcs et de former les religieux2, est censé servir à une histoire du style de Bossuet, voire plus largement et plus ambitieusement, à une histoire de la littérature française3 : « C’est dans une édition ainsi coordonnée que [le lecteur] pourra suivre les modifications de la langue, les progrès du style, les développements de l’art oratoire de l’époque la plus brillante de notre littérature, et apprécier le talent d’un de nos plus beaux génies4. » On notera cependant que pour ces éditeurs, le progrès stylistique ne s’organise pas selon une ligne ascendante comme chez Choussy, mais bien plutôt selon le schéma tripartite topique de tout devenir : naissance (sermons « de jeunesse » prêchés principalement à Metz) – apogée (sermons « de maturité » prêchés à la Cour, centre du Royaume et sommet de la carrière de Bossuet en tant que prédicateur) – décadence (sermons « de vieillesse » prêché durant l’épiscopat à Meaux). Mais quoi qu’il en soit, pour tous, les variantes sont des sous-produits, pour ne pas dire des déchets, de l’opération d’écriture. Choussy, en somme, les publie pour la raison même qui portait le cardinal Maury à ne pas vouloir les publier : la rature est un raté.
3- Enfin, les divergences entre Choussy et les autres éditeurs s’expliquent avant tout par la différence de leurs démarches et n’impliquent nullement que leurs présupposés soient foncièrement contradictoires. Si Choussy est tourné vers le perfectionnement stylistique, mais aussi indissolublement moral, du lecteur, alors que les autres éditeurs sacrifient l’instruction du lecteur au portrait de l’auteur en majesté (comme en témoignent, a contrario, les précautions oratoires prises par Choussy pensant commettre une sorte de crime de lèse-majesté), c’est que ces éditeurs publient des œuvres complètes (ou des œuvres oratoires complètes). Or le fac-similé est tout le contraire du monument textuel que constituent les œuvres complètes : c’est aussi pour cette raison que Choussy peut prendre plus de distance avec la pesante figure de l’auteur.
Un « dossier de travail » complexe1
Quoi qu’il en soit, chez Choussy comme chez ses collègues, les variantes sont presque toujours comprises comme perfectionnement : la dernière version enregistrée par le manuscrit est considérée comme, sinon achevée, du moins finale – selon la préférence traditionnellement donnée à la version ne varietur. Or, un « texte » comme le Sermon du Jugement dernier de 1665, à l’image du reste de la grande majorité des œuvres oratoires de Bossuet, est un défi à l’idée même de version finale. D’une part, il comporte bon nombre de variantes qui ne relèvent évidemment pas de cette logique, mais qui sont bien plutôt des marques du recyclage de tel ou tel passage. D’autre part, sans que cela apparaisse nécessairement sur le manuscrit, certains passages se trouveront réemployés ultérieurement, sous une forme certes très proche mais pas rigoureusement identique. Le « dossier préparatoire » de ce sermon contient donc plusieurs éléments :
a) Un manuscrit appartenant aux textes rédigés par Bossuet au début de ses études au collège de Navarre à Paris2.
À la suite de Lebarq, les éditeurs Urbain et Levesque3 font l’hypothèse que cette composition fut écrite à la demande de l’influent Philippe Cospéan, docteur de Sorbonne et évêque de Lisieux, et prononcée à l’hôtel de Vendôme. Ils avancent même que l’évêque de Lisieux aurait été si enthousiasmé par le discours qui débutait ainsi, qu’il voulut présenter le jeune Bossuet à la reine Anne d’Autriche – projet qui ne put se réaliser4. Pourtant, il semble que cette hypothèse ne résiste pas aux dates5 : comme d’autres prélats, Cospéan est renvoyé dans son diocèse par Mazarin début septembre 1643, et l’exorde, qui correspond à un sermon prononcé le 1er dimanche de l’Avent, est postérieur de quelques mois à cette date6. Il s’agit donc plus probablement d’un discours prononcé à Navarre même, dans le cadre plus scolaire que mondain d’une sorte d’entraînement à la prédication, devant les maîtres et les condisciples du jeune Bossuet.
b) Le Sermon sur le Jugement dernier daté, de la main de Bossuet, du « 1er dimanche de l’Avent 1665 ».
Sa date indique qu’il appartient à l’Avent du Louvre, donc à une station royale, contexte bien différent du précédent7. Or, si l’on admet l’hypothèse partagée par les éditeurs les plus récents, Bossuet réutilise directement pour ce sermon l’exorde composé en 1643, avec quelques modifications. Cette « tête » ne se promène donc pas sans corps, comme l’avaient initialement cru certains éditeurs : elle a été greffée sur un corps plus jeune, celui du sermon de 1665.
De fait, le manuscrit de 1643 porte deux grandes strates de corrections : les unes qui lui sont contemporaines, encore proches de la première rédaction, dans une écriture serrée et rapide, les autres qui datent de 1665, au moment où Bossuet réutilise cet exorde dans le cadre d’un nouveau sermon.
En dehors de quelques corrections ponctuelles, les modifications, correspondant pour la plupart à des ajouts pédagogiques valant explicitation, relèvent de l’adaptation d’un exorde probablement destiné à de jeunes théologiens à un exorde destiné au public plus mondain de la Cour, moins versé en théologie. C’est ainsi que dans le passage suivant, Bossuet ajoute la phrase surlignée, qui explicite le paradoxe fondateur du christianisme
L’histoire de Jésus-Christ ne commence pas à la vérité d’une manière si pompeuse ; mais elle ne finit pas aussi par cette nécessaire décadence. Il est vrai qu’il y a des chutes. Il est comme tombé du sein de son Père dans celui d’une femme mortelle, de là dans une étable, et de là encore par divers degrés de bassesse jusqu’à l’infamie de la croix, jusqu’à l’obscurité du tombeau. J’avoue qu’on ne pouvait pas tomber plus bas ; aussi n’est-ce pas là le terme où il aboutit, mais celui d’où il commence à se relever. Il ressuscite, il monte aux cieux, il y entre en possession de sa gloire […].
Et alors qu’il poursuivait par « C’est ce mystère, Messieurs, que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer […] », il transforme ce segment en : « C’est cette suite mystérieuse des bassesses et des grandeurs de Jésus-Christ que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer […]8 », explicitant ainsi le « mystère » tout en synthétisant ses propos antérieurs.
c) Le Sermon « sur l’endurcissement » prononcé lui aussi un premier dimanche de l’Avent, quatre ans plus tard, en 1669, dans le cadre de l’Avent de Saint-Germain9. Il s’agit bien d’une autre station royale, mais le contexte politique a naturellement changé. Comme Bossuet a déjà prêché quatre ans plus tôt, devant la même Cour ou peu s’en faut, sur l’Évangile du jour (qui porte sur le Jugement dernier), il choisit cette fois de prêcher sur l’épître du jour, la lettre de Paul aux Romains, dont le passage du jour porte sur l’endurcissement. C’est le texte du sermon : Hora est jam nos de somno surgere. (« Déjà il est l’heure de sortir de notre assoupissement »).
L’exorde rappelle explicitement les lectures du jour, et les associe dans une même direction de méditation – ce qui explique que le prédicateur puisse faire passer des développements de l’un à l’autre sermon :
C’est l’intention de l’Église de les tirer [les pécheurs] de ce pernicieux assoupissement. C’est pourquoi elle nous lit dans les saints mystères de ce jour [l’Évangile] l’histoire du Jugement dernier, lorsque la nature étonnée de la majesté de Jésus-Christ rompra tout le concert de ses mouvements, et qu’on entendra un bruit tel qu’on peut se l’imaginer parmi de si effroyables ruines et dans un renversement si affreux. Quiconque ne s’éveille pas à ce bruit terrible est trop profondément assoupi, et il dort d’un sommeil de mort. Toutefois, si nous y sommes sourds, l’Église, pour nous exciter davantage, fait encore retentir à nos oreilles la parole de l’Apôtre [l’épître]. Le grand Paul même sa voix au bruit confus de l’univers nous dit d’un ton éclatant : Ô fidèles, l’heure est venue de vous éveiller : Hora est jam nos de somno surgere. Ainsi je ne crois pas quitter l’Évangile […].
Effectivement, entre le sermon de 1665 et celui de 1669, le premier point est à peu près identique, durant plusieurs pages ; mais les modifications apportées n’en sont pas moins significatives, et ne correspondent pas principalement, semble-t-il, à un perfectionnement stylistique. En 1669, Bossuet ajoute notamment trois passages beaucoup plus explicitement menaçants, relevant – le fait n’est pas si fréquent chez Bossuet – d’une pastorale de la peur, que le prédicateur s’emploie à justifier : comme l’annonçait déjà l’exorde, il s’agit non pas simplement d’utiliser la peur comme un simple moteur à l’action, mais de créer les conditions d’un mini trauma pour arracher à une torpeur qui est à la fois paresse pratique et aveuglement intellectuel, puisque nous croyons que « ce qui n’est pas sensible n’est pas réel ». C’est que la situation a changé : alors qu’en 1665 le prédicateur pouvait encore espérer prévenir le scandale ou en limiter la portée, c’est désormais chose impossible : non seulement le roi entretient une double liaison avec La Vallière et Mme de Montespan, mais après la légitimation de Mademoiselle de Blois, née des amours adultérines du roi avec La Vallière, en 1667, Louis de Bourbon, son frère cadet d’un an, vient tout juste d’être légitimé. Il pourrait donc bien s’agir, pour le prédicateur, de combattre plus ouvertement non pas seulement le péché, la tentation, mais l’endurcissement dans le péché, qui n’est même plus dissimulé. De fait, l’année suivante, la liaison avec Mme de Montespan sera à son tour officialisée à l’occasion d’un voyage aux Pays-Bas.
d) Un quatrième discours pourrait être inséré dans ce dossier : le Sermon sur l’intégrité de la pénitence du Carême du Louvre (1662), pourtant antérieur et très différent dans sa rédaction, mais dont les marges comportent de très nombreuses notes et additions s’avérant quant à elles des réminiscences directes du Sermon sur le Jugement dernier de 1665.
Nullement destinées à être insérées dans le corps du discours, ces notes témoignent d’une utilisation bien postérieure du manuscrit de 1662 : plusieurs années plus tard, Bossuet devant de nouveau préparer un sermon sur la pénitence, relit son sermon de 1662 et se souvient de son sermon de 166510. Autrement dit, si le corps principal du manuscrit du Sermon sur l’intégrité de la pénitence, comme la performance orale qu’il prépare, datent de 1662, ces notes sont postérieures, et se distribuent encore en deux strates : à partir d’analyses graphologiques principalement (argument certes parfois fragile, car toujours susceptible de tomber dans la circularité), les éditeurs considèrent que celles portées sur le premier point ont probablement été rédigées vers 1666, et celles qui concernent le deuxième point vers 1669. En ce sens, ces notes font partie aussi de l’histoire du Sermon sur le Jugement dernier de 1665 – même si elles figurent sur le manuscrit d’un sermon antérieur, dont le texte principal est tout à fait différent.
Pour toutes ces raisons, le texte du sermon de 1665, même en en sélectionnant les variantes les plus tardives, ne saurait être considéré comme un texte stabilisé. De tout cela, Choussy ne parle pas – et il se montre si convaincu de la foncière autonomie insulaire du sermon, qu’il refuse l’hypothèse, pourtant déjà acceptée à son époque et confirmée ensuite, selon laquelle l’exorde de 1643 a été réutilisé pour le sermon de 1665.
Venu d’une époque où les manuscrits autographes sont rares, le manuscrit de Bossuet apparaît à première vue comme un assez bon terrain d’investigation pour la critique génétique. Il représente en effet l’une des formes des « manuscrits de travail » qui nous restent du XVIIe siècle11, manuscrits non destinés à circuler, non destinés à être offerts, non destinés à la publication imprimée – mais manuscrits autographes tout de même, qui, comme tels, peuvent sembler se prêter à la quête de l’efflorescence du génie auctorial sur la page griffonnée, alors même que les pratiques d’écriture et de publication des auteurs de la première modernité (emploi de secrétaire(s), collaboration éventuelle avec l’imprimeur-libraire, destruction fréquente du manuscrit autographe12) ne paraissent guère se prêter à une analyse de type génétique cherchant dans les brouillons les prémisses du génie.