Kitabı oku: «" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle», sayfa 7
Pourtant, l’édition qu’en donne Choussy nous invite à questionner certains réflexes génétiques hérités, plus ou moins consciemment, des présupposés téléologiques des éditeurs du XIXe siècle, les premiers à valoriser, contre leurs prédécesseurs du siècle précédent, les ratures et autres marques d’élaboration, en tant que traces d’un travail conscient d’élaboration esthétique (dans le cadre d’une conception nouvelle du « style » d’auteur). Ceux-ci fondaient leur démarche sur une foi dans un progrès esthétique (ou littéraire) individuel, la succession des versions étant en elle-même porteuse de sens, voire porteuse d’une leçon. Ils confondaient dans un même mouvement quête esthétique et quête philologique, avec le présupposé plus ou moins assumé que l’auteur va toujours du moins beau vers le plus beau, du moins réussi vers le plus réussi.
Car il s’agissait bien de retrouver l’auteur, figure en laquelle s’unissent les deux présupposés de cette approche éditoriale, le premier portant sur le progrès stylistique, et le second sur la non-publication des variantes : ce qui sous-tend en effet une telle approche, c’est l’idée que le développement du génie oratoire n’est pas seulement inéluctable, mais aussi conscient – ou plus exactement : qu’il est inéluctable parce qu’il est conscient.
Or ce que manifeste le « cas Bossuet » – sans doute représentatif en cela d’autres écrivains de son temps –, c’est l’espèce de coup de force opéré par les éditeurs du XIXe siècle. Celui-ci se révèle d’autant plus flagrant qu’il s’exerce sur un auteur écrivant à une époque où les pratiques d’écriture et le rapport au manuscrit différaient considérablement de ceux qui s’affirmeront deux siècles plus tard. Car non seulement le manuscrit n’était nullement destiné à la publication, mais les réécritures qu’il comporte ne sauraient être envisagées comme un ensemble homogène. Au-delà même du questionnement auquel on peut soumettre la figure de l’auteur souverain, les variantes, chez Bossuet, se sédimentent en plusieurs strates, donc seule la ou les premières peuvent relever à proprement parler de la « correction » stylistique, les suivantes renvoyant bien plutôt à un remploi du manuscrit à d’autres fins, dans un autre cadre rhétorique (discours pour une autre occasion liturgique, devant un autre public, etc.). Dans cette perspective rhétorique, il n’y a plus de trajet linéaire, de progrès, mais des situations d’énonciation diverses, et des réponses diverses à ces situations. Les variantes reprennent leur sens premier, axiologiquement neutre : ce sont, non des états antérieurs, mais des états « autres » d’un même discours, variable, modulable13, dans une perspective non vectorielle. Le potentiel herméneutique des variantes ne s’épuise donc pas dans une problématique de type stylistique, même s’il peut indiscutablement la nourrir : les variantes traduisent la constante adaptation d’un discours à un projet toujours susceptible d’être reconfiguré, pour des raisons externes comme pour des raisons internes. Le fac-similé de Choisy ne permet donc pas seulement de faire justice du mythe du grand orateur improvisateur – que la première publication des manuscrits des sermons de Bossuet avait, de toute façon, déjà fortement ébranlé. Il nous invite à ajuster notre regard sur les pratiques d’écriture et de publication du XVIIe siècle, afin de mettre en œuvre une critique génétique moins tributaire des cadres d’analyse et d’appréciation élaborés au XIXe siècle. Mettant à distance la grande figure de l’auteur et, plus encore, la fascination pour le développement – lui-même conçu comme vectoriel – de son génie stylistique, une telle approche permet de dissocier la notion de « dossier de genèse » (ou celle, préférée ici, de dossier de travail) d’un terminus ad quem unique et identifié, voire identifiable – ouvrant ainsi la représentation vectorisée du processus de création (comme passage de l’entropie à l’ordre) à d’autres possibles14.
portrait gravé : BmL Coste1340
Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau
Samy BEN MESSAOUD
IHRIM-Lyon 2
Sainte-Beuve avait une mauvaise opinion de Claude Brossette, avocat lyonnais, qualifié d’auteur subalterne et caudataire1. Toutefois, sa lecture attentive des Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux, un manuscrit encore inédit de Brossette conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, s’avère utile pour son histoire de Port-Royal2, où Sainte-Beuve reprend plusieurs extraits des notes de Brossette sans mentionner sa source. Pour sa part, l’éditeur anonyme des Œuvres complètes de Boileau, publiées en 1829, observe dans son Avertissement aux lecteurs3 :
Il y a déjà longtemps qu’il est de mode de prendre l’ouvrage de Brossette, tout en traitant l’auteur avec un grand mépris […]. D’Alembert a donné (dans le tome III de ses Éloges) un demi-volume de notes en appendice à son Éloge de Boileau. Il y parle avec dédain de ce pauvre Brossette, qui lui a pourtant fourni, à très peu près, toutes ces anecdotes qu’il se plaît à conter.
L’édition de Brossette des œuvres de Boileau, publiée en 1716, fut un best-seller : « Il est effectivement vendu plus de 20 000 de ces commentaires [de Brossette]4. » Revue et augmentée, la seconde édition de Brossette n’avait pas vu le jour. Pourtant, le manuscrit de cette édition fut remis au libraire Jacques Barrillot5.
Brossette avait commencé ses travaux d’éditeur en compagnie de Boileau dans sa maison d’Auteuil, une enquête poursuivie ensuite auprès des proches et amis du poète satirique. Toutes ces informations sont consignées dans les Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux. Brossette y notait avec soin les explications reçues de la part de ses interlocuteurs, portant autant sur le poète satirique que sur ses contemporains, tels Racine, Molière, La Fontaine, Pierre Bayle, Fontenelle etc. L’ensemble forme un apparat critique bien informé dont les matériaux sont puisés auprès de Boileau ou de lecteurs avertis de ses œuvres, comme Jean Boivin, Bernard de La Monnoye, l’abbé d’Olivet, Jacques Boileau.
La première partie de cette étude consiste dans un bref rappel des circonstances de la perte du manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau. Elle est suivie d’éléments biographiques sur Brossette. Nous étudierons ensuite les principales caractéristiques de l’épistémologie adoptée par l’avocat lyonnais dans ses recherches d’éditeur : ainsi la conversation, les copies manuscrites et la collecte de documents auprès de philologues les plus réputés de la République des Lettres sont les principaux aspects des investigations menées par Brossette pendant plusieurs décennies.
Perte d’une édition de Boileau
Les travaux de la seconde édition des œuvres de Boileau, un parcours semé d’embûches de toutes sortes, avaient nécessité de longues années de labeur. Ce projet auquel Brossette avait consacré beaucoup d’énergie est sérieusement compromis par une subite dégradation de son état de santé. Victime d’un accident vasculaire cérébral survenu en 1738, Brossette souffrait de multiples infirmités physiques. Mais son invalidité n’avait pas entamé pour autant sa ferme volonté d’achever les derniers travaux de la seconde édition des œuvres de Boileau. Désormais, Brossette consacre toute son énergie, du moins ce qui lui en reste, à la rédaction de ses commentaires. La tâche s’avère physiquement ardue avec de si lourdes séquelles. Mais Brossette, lecteur des stoïciens, n’abdique pas pour autant. Il parvient, avec l’aide de son secrétaire, à mettre la dernière main à la seconde édition des œuvres de Boileau. La nouvelle est fort réjouissante pour ses correspondants : « Je [Rousseau] suis ravi de voir enfin votre Despréaux en train de s’imprimer1. » Bien que physiquement très amoindri, Brossette avait poursuivi ses travaux littéraires en dépit des recommandations de ses médecins :
Maintenant que me voilà débarrassé de ma dernière édition de Boileau, j’ai commencé à travailler à mes notes sur Molière. Vous me demandez, monsieur, comment j’ai pu découvrir des éclaircissements sur cet auteur. M. Rousseau m’ayant fait un jour la même question, je lui répondis que mes notes consistaient en faits historiques et en imitations. J’ai recueilli, lui disais-je, les unes et les autres avec un très grand soin. Les faits m’ont été indiqués non seulement par M. Despréaux, intime ami et grand admirateur de Molière, mais encore par le fameux Baron et par d’autres personnes qui ont vécu familièrement avec lui, parmi lesquelles je pourrais nommer un illustre maréchal de France [François de Villeroy], que nous avons perdu depuis dix années, dans un âge fort avancé, et qui n’a pas dédaigné d’entrer avec moi dans ces menus détails : ce qui forme une tradition que je puis appeler orale et vivante. À l’égard des imitations, je ne me suis pas contenté de celles qui sont tirées de Plaute et de Térence, connues de tout le monde ; j’ai porté mes recherches plus loin. J’ai lu, extrait et comparé toutes les pièces, tant imprimées que manuscrites, de l’ancien théâtre italien et du théâtre espagnol que Molière a imitées en tout ou en partie. Voilà l’idée générale de mes collections qui sont assez amples, comme vous pouvez juger.2
Cette description de sa méthode de travail est instructive à plus d’un titre. L’avocat lyonnais, éditeur méticuleux et précis, puisait ses informations in vivo auprès d’interlocuteurs tels que Fontenelle, Mathieu Marais, Jean Boivin, Louis Racine, Bernard de La Monnoye etc. Toutes ces indications historiques, toutes ces explications littéraires sont complétées par de longues et incessantes recherches, réalisées essentiellement à la Bibliothèque du roi ou à Lyon. Quant à la rédaction de sa monographie sur les œuvres de Molière, elle s’avère difficile vu la précarité de son état de santé. « Je reviens pour ainsi dire des portes de la mort3 », explique Brossette. Le décès de Jean-Baptiste Rousseau, le 17 mars 1741, son fidèle correspondant et disciple de Boileau, l’avait profondément attristé. Les mauvaises nouvelles se succèdent pour Brossette. Son libraire, Jacques Barrillot, avait suspendu l’impression de la seconde édition des œuvres de Boileau :
Pour commencer par ma nouvelle édition du Boileau, je vous [Racine] dirai, non sans chagrin, qu’elle est accrochée par une mauvaise entreprise que mon libraire a faite depuis plus d’une année et qui le tiendra encore quelque temps. C’est l’impression d’un ample commentaire sur Newton en trois volumes in-quarto, composé par deux religieux minimes français, qui sont professeurs de mathématiques à Rome. Il y en a déjà deux volumes d’imprimés et l’on m’assure que le troisième est bien avancé. […] Ainsi voilà mon ouvrage suspendu et l’impression s’en achèvera quand il plaira à Dieu.4
Brossette, rongé par les maladies, était très affaibli. De plus il exprimait, plus qu’un sentiment d’abattement, son profond désespoir. Or il n’était pas au bout de ses peines car il ignorait les difficultés financières de Barrillot. L’impression de l’édition de Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica5, commencée en 1739, ne fut achevée qu’en 1742, quelques mois seulement avant la faillite de Barrillot6. Ce dernier avait confié le manuscrit de Brossette, entre-temps décédé (17 juin 1743), à Marc-Michel Bousquet7. Le précieux et volumineux manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau est désormais à l’abri. Et Bousquet annonce sa parution, désormais programmée pour 1745. Un faux espoir car l’annonce ne sera pas suivie d’effet. Manifestement, le libraire avait renoncé à ce projet. Comble de malchance, le manuscrit de cette édition comme celui des commentaires Brossette sur Molière sont perdus. Les papiers Brossette avaient subi le même sort : « Plusieurs manuscrits dont quelques-uns étaient prêts pour l’impression restèrent entre les mains de ses héritiers qui cherchèrent à en tirer le parti le plus avantageux8. » L’appât du gain avait sans doute amené ses enfants à vendre précipitamment la riche bibliothèque de leur défunt père. Il s’agit d’un concours de circonstances préjudiciable à notre connaissance de Boileau.
Par ailleurs, l’acquisition d’une partie des papiers Brossette par la Bibliothèque municipale de Lyon avait ouvert de nouvelles perspectives de recherches sur Boileau. Quoique fragmentaires, ces sources contiennent la transcription des entretiens de Brossette avec Boileau. Toutes ces archives, un amas de notes manuscrites, sont inédites :
J’ai [Brossette] trouvé le P. [Gabriel] Daniel jésuite dans les jardins de Versailles. Nous nous sommes entretenus et promenés deux heures entières. Il est venu remercier le roi [Louis XIV] de la pension de 2000 £ que sa majesté lui a donnée avec le brevet d’historiographe, à cause de l’Histoire de France que ce jésuite a publiée depuis peu.9
Les Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux10 représentent une importante source d’information sur Boileau : ses relations avec Racine, Molière, La Fontaine, ses controverses… Quant à l’étude scientifique des papiers Brossette, elle nécessite un inventaire raisonné de l’ensemble des manuscrits préalable à l’examen critique de leur contenu, comme par exemple cette anecdote sur La Fontaine :
La Fontaine avait été de l’Oratoire dans sa jeunesse, et on l’avait mis près du savant père Morin pour diriger ses études. Quand La Fontaine fut sorti de cette congrégation, quelqu’un lui demanda ce qu’il faisait avec le Père Morin : « Tout le jour il lisait sa Bible, répondit-il naïvement, et moi je lisais mon Astrée ». 11
Cette information fournie par Boileau est confirmée par l’enquête de Jean Lesaulnier12. En ce qui concerne la comparaison des lectures quotidiennes du P. Jean Morin (1591-1659), exégète de la Bible avec celles de La Fontaine, elle paraît réductrice voire caricaturale. Car l’Oratoire, congrégation enseignante novatrice, confère aux lettres françaises une place de choix dans ses programmes pédagogiques. Boileau, historiographe du roi, avait raconté à Brossette quelques souvenirs relatifs à l’époque où il se rendait à Versailles :
Un jour le roi, se faisant botter pour aller à la chasse, s’entretenait avec sa cour de la comédie. Il adressa la parole à M. Despréaux et lui demanda depuis quel temps la comédie florissait en France. M. Despréaux répondit à sa majesté, que c’était Molière qui avait introduit la bonne comédie, et qu’avant lui les pièces que l’on jouait n’étaient que de misérables farces, entre autres celles de Scarron […] M. Despréaux n’eut pas plutôt lâché le mot de Scarron, qu’il s’aperçut bien de sa faute. Le roi (à cause de Madame de Maintenon) en fut déconcerté un moment. Toute la cour s’en aperçut, et M. Despréaux en fut honteux et interdit. Cependant sa majesté reprenant la parole, dit à M. Despréaux : « Vous estimez donc beaucoup Molière ». M. Despréaux pour détourner l’idée de sa méprise, se jeta bien fort sur les louanges de Molière, et continua jusqu’à ce que le roi étant prêt, se leva pour aller à la chasse. J’ai demandé à M. Despréaux s’il [avait] dit alors quelque chose pour raccommoder ce qu’il avait dit. Il m’a répondu ainsi : « Si je fus assez sot pour le dire, croyez-vous bien que je le fusse assez pour essayer de le raccommoder ? »13
La transcription de la scène du dialogue de Louis XIV avec Boileau est une relation fidèle de leurs propos.
BmL Ms 6432 f° 532
Les vies parallèles de Claude Brossette
Les historiens de la littérature française accordent peu d’intérêt aux travaux de Claude Brossette, réduit au statut d’admirateur zélé de Boileau. Cependant, Brossette, personnalité lyonnaise de renom sous l’Ancien Régime, publia en 1716 les Œuvres de son ami Boileau (mort en 1711) et fonda l’académie de Lyon en 17241. L’avocat lyonnais, élève de Jean Domat, célèbre juriste, était connu dans l’Europe savante.
Avocat à la Cour de Lyon et au parlement de Paris, il menait une vie trépidante, partagée entre les deux villes. Administrateur de l’Hôtel-Dieu, recteur de l’hôpital de la Charité de Lyon, Brossette effectuait de longs séjours à Paris. Ses factums d’avocat comme sa correspondance administrative dénotent une intense activité judiciaire. En outre, il consultait à Paris le gouverneur et lieutenant général de Lyon, le maréchal François de Neufville de Villeroy, un interlocuteur institutionnel avec lequel il discutait de musique et de théâtre notamment :
Un jour M. de Lully ayant aperçu M. Despréaux mal placé à l’Opéra, l’obligea de prendre une meilleure place : « Mettez-moi, lui dit M. Despréaux, en quelque endroit, où je puisse entendre la musique, et où je n’entende point les vers ». M. [Pierre] Poulletier, intendant à Lyon, me l’a dit, en présence de M. le maréchal de Villeroy, 12 février 1723.2
Brossette partageait avec le maréchal de Villeroy sa passion pour le théâtre en général et pour Molière en particulier.
La vie quotidienne de Brossette était distribuée entre l’instruction des dossiers juridiques et ses travaux littéraires. La correspondance occupe une place centrale autant dans la préparation des procès que pour ses enquêtes philologiques : « Brossette a développé des liens solides avec les principales capitales de l’érudition provinciale, et maintient des échanges forts avec Paris3. » La correspondance avec Boileau s’avère la plus importante et la plus régulière du poète satirique. Plusieurs lettres inédites sont publiées par Brossette dans son apparat critique des œuvres de Boileau. Pour sa part, l’abbé Joseph Coquier (1689-1748), académicien lyonnais, observe à propos de la vie de Brossette :
Si d’un côté il [Brossette] était un jurisconsulte d’un jugement solide, un critique d’un discernement exquis, un philologue d’une lecture immense et pleine d’anecdotes curieuses sur la littérature ancienne et moderne ; c’était de l’autre un honnête homme, un chrétien humble, un bon citoyen, un ami fidèle et généreux.4
Si Brossette possédait de solides connaissances dans le domaine des belles-lettres5, il était avant tout apprécié pour ses qualités humaines.
Le plaisir de la conversation
Marc Fumaroli compare Brossette à Johann Peter Eckermann, ami et confident de Goethe : « Il [Boileau] vécut encore huit ans, le temps de préparer, avec Eckermann, Brossette, l’édition classique, abondamment annotée et commentée, de ses Œuvres complètes1. » Les entretiens de Brossette avec Boileau à Auteuil étaient fort réguliers et consacrés dans une large mesure à la nouvelle édition du poète satirique. Toutes ces conversations, de longues séances de travail étaient éprouvantes pour Boileau, car elles sollicitaient conjointement son attention et sa mémoire. Les questions de l’avocat lyonnais n’étaient pas improvisées, mais résultaient d’un sérieux travail de recherche. D’où l’étonnement de Boileau, enthousiasmé par la pertinence des investigations de Brossette : « À l’air dont vous [Brossette] allez, me dit-il [Boileau], vous saurez mieux votre Boileau que moi-même2. » Au-delà de l’aspect ironique et même facétieux de cette réplique, Boileau constate les limites objectives de sa mémoire.
L’oral occupe une place de choix dans les recherches de Brossette. Pour Paul Bonnefon, les questions de Brossette relèvent d’une pratique journalistique, celle de l’interview3. Une lecture étayée par Georges Gougenheim :
La personnalité de l’interviewer n’est pas moins attachante que celle de l’interviewé. Brossette questionne Boileau avec la ténacité d’un journaliste moderne. Il sait s’obstiner et, après avoir essuyé deux ou trois refus, il parvient à savoir que l’original du marquis né « commode et agréable » est le comte de Fiesque, un ami de l’auteur. Il sait tirer parti des occasions imprévues : rencontrant Boileau sur le quai des Orfèvres, il l’invite à monter dans son carrosse et, ô joie ! son compagnon lui montre, au coin de la rue du Harlay, la maison où demeurait le lieutenant criminel Tardieu dont il a rappelé dans ses vers la fin tragique.4
Boileau avait participé à la rédaction des commentaires de Brossette. Aucunement évasif, le poète satirique retrace les faits, rappelle les dates, précise les noms, explique le contexte des poèmes, examine les notes de Brossette, dicte ses observations etc. De fait, Boileau était l’éditeur de ses œuvres, un projet qu’il avait entrepris en collaboration avec Brossette, comme l’atteste l’intitulé de cette édition : Œuvres de M. Boileau-Despréaux avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même5. Quoique posthume, la majeure partie de cette édition, scientifiquement meilleure que celle de 1701, « dite la favorite », est rédigée en présence et avec l’assentiment de Boileau. Si les informations contenues dans l’apparat critique sont puisées dans ses notes manuscrites, issues de ses conversations avec Boileau, Brossette n’en avait publié qu’une infime partie.
La relation du poète et « son confident Brossette6 » s’est affermie au fil des années et de leurs rencontres. « Il est évident que Brossette détermina Boileau à écrire son Dialogue [des Héros de Roman] », observe Émile Magne7. Prolixe, le poète satirique semble se confier à son jeune interlocuteur. L’épisode de sa collaboration avec Mademoiselle Le Froid, interprète de Lambert, est à ce propos significatif. Boileau librettiste raconte avec force de détails les circonstances liées aux textes de ses chansons : Vers à mettre à chanter et Climène. Le fait le plus remarquable lors de cet entretien réside dans l’interprétation de l’air par Boileau. Mais Brossette ne s’était pas contenté d’apprécier le chant du poète8, il avait transcrit les notes ou l’air chanté : une sarabande.
Dans son apparat critique de l’épigramme : Chanson faite à Bâville, Brossette note : « Le P. Bourdaloue avait pris d’abord très sérieusement cette plaisanterie et dans sa colère il dit au P. Rapin : “Si M. Despréaux me chante, je le prêcherai”9. » Brossette n’avait publié qu’une partie des informations consignées dans ses papiers : « M. Arnauld voulut apprendre cette chanson à cause des jansénistes. Il se fit dire l’air par M. Despréaux, et il prenait plaisir à la chanter10. » Les notes musicales de cette épigramme demeurent aussi inédites.
Brossette n’hésitait pas à demander plus de détails à Boileau, à le questionner au risque de l’agacer ou même provoquer sa colère : les silences de la correspondance en sont l’une des illustrations les plus manifestes. Aussi l’avocat lyonnais ne se contentait pas d’une seule version des faits. Il examinait le pour et le contre en s’entretenant avec les adversaires de Boileau. Le cas de Fontenelle, partisan des Modernes, est à ce propos significatif. Sa discussion au sujet de l’Ode sur la prise de Namur est l’illustration de cette méthodologie exhaustive11.
L’une des spécificités les plus intéressantes de la méthode suivie par Brossette consiste dans ses rencontres avec des interlocuteurs qui n’appartenaient pas à la République des Lettres. Dans sa Satire III, Boileau avait vilipendé le pâtissier Jacques Mignot, qualifié d’empoisonneur. Après des investigations dans les rues de Paris, Brossette avait réussi à repérer la boutique de Mignot. Il s’ensuit un récit, un véritable reportage journalistique, consigné dans les notes de Brossette. Il demeure aujourd’hui l’unique source d’information concernant Mignot. L’avocat lyonnais n’omet aucun détail y compris celui de la date de naissance du pâtissier. C’est également le cas à propos de l’échange savoureux de Brossette avec Planson, valet de Boileau :
Planson, valet de chambre de M. Despréaux, m’a raconté, qu’un paysan d’Auteuil, qui possédait une pièce de terre joignant les fonds de M. Despréaux, se trouva avoir besoin d’argent, et s’adressa au jardinier pour le prier d’engager son maître à acheter son fonds. Le jardinier part faire sa cour à M. Despréaux, lui dit que s’il voulait profiter de l’occasion il avait cette terre à fort bon marché. M. Despréaux se mit fort en colère contre son jardinier, disant qu’il ne voulait point se prévaloir de l’indigence de cet homme-là, et qu’il voulait payer la terre tout ce qu’elle pouvait valoir. Il donna en effet la somme que le paysan lui demanda.12
Pour sa part, Mathieu Marais s’était entretenu avec Boileau le 12 décembre 1703. La transcription de cette conversation, un manuscrit inédit, fut communiquée à Brossette.